Publié le 25/05/2021

Penser le droit de propriété privée

Interrogeons cette notion quotidienne qu'est la propriété privée avec le philosophe Pierre Crétois. Sur quoi repose le droit de propriété des choses que nous possédons ? Ce droit est-il aujourd'hui juste ou bien d'autres manières le mettre en oeuvre existent-elles ?

Introduction

« La justice n’est pas, comme le claironnent depuis l’Antiquité les défenseurs des puissants, la formalisation de la vengeance des faibles ligués contre les forts. La justice est la recherche de cadres qui assurent qu’en coopérant à la vie en société, nul n’est lésé. » (p. 14)

« Le concept de propriété privée moderne, c’est-à-dire de propriété au sens le plus étroit, est composé d’au moins cinq affirmations :

  • Le propriété est un droit naturel attaché à la personne - par opposition à une conception qui ferait de la propriété une institution dérivant d’une convention ou d’une norme sociale.
  • Chacun doit pouvoir acquérir des biens par son propre travail - par opposition à une conception qui ferait dépendre la propriété de la naissance, du droit de la guerre ou du statut.
  • Chacun mérite d’être plein propriétaire des fruits de son travail - par opposition à une conception, au contraire ferait découler la respectabilité de la propriété d’autre chose que du travail et du mérite, comme par exemple, du statut.
  • Chacun fait ce qu’il veut avec ce qui est à lui (jouir, utiliser, exploiter, vendre, détruire…) - par opposition des conceptions restrictives de l’usage de droits relatifs portant sur les choses
  • Personne ne peut contester, limiter, interférer sur le libre usage que chacun fait de ses biens, y compris si l’individu propriétaire décide de les vendre ou de les détruire, pas même l’Etat - par opposition aux conceptions de la propriété qui articulent les droits de diverses personnes sur les mêmes fonds, comme dans le système féodal. » (p. 23 - 24)

L’auteur cherche à interroger ces postulats et à redéfinir le droit de propriété privée.

 

Les deux premières parties sur quatre du texte interroge la thèse aujourd’hui implicitement établie selon laquelle la propriété est nécessairement un droit naturel qui confère un contrôle absolu à la personne sur ce qui lui appartient et qu’elle a acquis par le travail en récompense du mérite pour montrer qu’elle est en réalité un fait social. La seconde partie du texte vise à imaginer une autre manière de concevoir la propriété.

1 - Propriété privée, anatomie d’un concept

Les inégalités de revenu et de patrimoine sont souvent justifiés par le travail et le mérite individuel. Ce discours est enraciné dans l’idéologie propriétaire dont les traits principaux proviennent de John Locke et son Second Traité du gouvernement (1690), notamment le chapitre 5 intitulé « De la propriété ». De ce texte découle les arguments encore utilisés aujourd’hui : 1) la propriété est un droit naturel, 2) acquis par le travail, 3) qui récompense un mérite, 4) et sur lequel nul n’al le droit d’interférer.

Un droit naturel

Le droit naturel s’oppose au positivisme juridique. C’est l’ensemble des droits que chaque individu possède du fait de son appartenance à l’humanité. Ces droits sont des composantes inné et inaltérables qui existent au-delà de toute forme de société, donc de droits juridiques, du droit positif constitué des lois par exemple, donc du positivisme juridique.

Le droit de propriété entendu aujourd’hui découle de cette idée de droit naturel dont John Locke s’était servi.

Le principe premier de John Locke consiste à dire que chacun est propriétaire de soi-même. De ce principe découle tous les autres. Ainsi, toute personne dispose de la propriété de son existence, sa liberté et ses biens. En conséquence, chaque individu a un droit incontestable sur l’ensemble de ses propriétés, son corps, ses libertés, ses biens matériels. Le sujet porte ici sur la propriété des biens

 A l’état de nature, personne ne porte préjudice à autrui en accaparant quelque chose dans la mesure où il laisse toujours autant de bonnes choses aux autres. Cet argument est censé justifier l’inutilité de solliciter l’accord des autres quand on s’approprie quelque chose dans la mesure où on ne leur laisse aucun tort. C’est encore une manière de tenter de concilier l’appropriation universelle des biens avec la destination universelle des biens. Cela permet de conférer un aspect moralement incontestable.

Les limites de cette approche :

  • Le concept d’état de nature, état fictif dans lequel les êtres humains vivent à un état presque sauvage, dans une liberté totale, sans lois ou contraintes à l’action ; parce qu’il est (dit) naturel, et se place avant l'Etat, avant les lois, personne ne peut contester le droit de propriété.
  • L’incompatibilité de la conception individualiste de la propriété avec un argument collectif. Comment le droit de propriété pourrait-il servir aux individus en vue de leur garantir l’accès à un moyen de subsistance, voire à quelques enrichissements personnels, et, en même temps, avoir pour objectif et justification d’être utile et profitable à tout le genre humain ? On sait bien que l’enrichissement des uns ne fait pas forcément la fortune des autres.
  • La limitation des ressources. L’état de nature - état hypothétique conçu par Locke comme une situation d’abondance où l’accumulation est impossible - échoue à justifier la propriété à l’époque actuelle où ne règne plus l’abondance mais la rareté et où ceux qui ont de l’argent peuvent accumuler une fortune sans limite.
  • Absence d’explication concernant l’acquisition d’une chose qui appartiendrait déjà à quelqu’un. Ce genre de transfert de propriété existe depuis le droit romain à travers des contrats, des échanges, des accaparements illégaux ;  tout cela intégré au droit cilvil.
  • Présupposé que les êtres humains sont bons par essence, raisonnable et soucieux de ses congénères. Ils ne prennent que ce dont ils ont besoin. Mais pourquoi un individu ne volerait-il pas ce qu’il convoite ? Il faut admettre que la propriété n’est respectable que si elle est soumise à une régulation qui assure la compatibilité des conditions de propriété justes admises par tous. Locke néglige que c’est bien la loi qui permet d’établir des critères généraux d’acceptabilité d’un droit.

Une théorie du monde naturel d'appropriation des choses : le travail

Dans l’état de nature lockéen, l’appropriation est légitimée par le travail.

Locke propose une argumentation fondée sur la valeur du travail, lui conférant une valeur première telle qu’on la retrouve dans commandements et adages tels que : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. », « tout travail mérite salaire », « récolter ce  que l’on a semé ».

Cela pose question à propos des acquisitions par la guerre, des contrats, des donations, l’héritage, la découverte, la première occupation, l’accession continue durant plusieurs années…

En ce sens, Locke est ambiguë et contient tous les paradoxes d’une société fondée sur l’idéologie propriétaire : défendant la valeur travail et, dans le même temps, admettant que celle-ci puisse être bafouée par des manières d’acquérir des richesses qui dérivent de l’exploitation du travail d’autrui (salariat), qui permettent l’enrichissement sans travail (la rente) ou qui produisent de la richesse à partir de la richesse sans que le travail productif soit décisif (la finance ou le commerce). Locke n’est pas un défenseur du capitalisme à venir.

« Il ne s’agit pas seulement de dire que le travail inscrit sa marque dans les choses, mais qu’il mélange quelque chose qui est naturellement à lui dans quelque chose que la nature à produit, de sorte qu’il ajoute à la nature quelque chose qu’elle n’avait pas mis. » (p. 48)

A la suite de Waldrom, l’argumentaire logique se résume ainsi :

  1. Un individu qui travaille une chose mélange son travail à la chose - à condition que cette chose ne soit à personne (nous ajoutons ce point à l’analyse)
  2. Or, cet individu est propriétaire du travail qu’il mélange à la chose
  3. S’ensuit naturellement que la chose travaillée contient quelque chose qui appartient au travailleur
  4. Donc, pour enlever la chose au travailleur sans son consentement implique de lui retirer également ce quelque chose qu’il a mêlé à la chose par son travail et qui lui appartient.
  5. Ainsi, personne ne peut retirer au travailleur la chose qu’il a travaillé sans le consentement de celui-ci
  6. Conclusion : l’objet est la propriété du travailleur

Limites de la cette approche de la propriété par le travail :

  • Travailler le jardin ou le champ appartenant à quelqu’un n’en fait pas ma propriété. Le droit du travail dérive d’une opération sociale, d’une convention pour laquelle, sous condition de certaines règles, les uns et les autres acceptent mutuellement que quelque chose soit à quelqu’un en s’interdisant d’y attenter
  • Certains travaux réalisés ne peuvent pas s’acquérir : tondre une pelouse, couper des cheveux, réaliser un service… Dans ces cas, le travail se perd dans les choses qui appartiennent à toutou qui produise rien de matériel.
  • La thèse de Locke fonctionne dans un cadre d’abondance où l’on s’approprie quelque chose qui ‘est à personne. Des ouvriers fabriquent une statue de Zeus. Au terme de la fabrication, qui est réellement le propriétaire de la statue .
  • La logique lockéenne pose question dans la mesure où, aujourd’hui, tout appartient déjà à quelqu’un, et que la propriété est désormais avant tout affaire de contrats.

C’est sans doute à cause de ces difficultés que les économistes du XVIIIème siècle ne conserve pas cette idée lockéenne. Ils la comprennent de la manière suivante : il faut justifier la propriété comme telle au lieu de la justifier à partir d’une modalité d’acquisition spécifique. Inutile alors d’user du travail pour justifier la propriété.

Tandis que certains, comme Lemercier, plaident pour un mélange travail sur les choses pour en légitimer la propriété, d’autres, comme Nozick, affirment qu’il suffit de prouver qu’une appropriation ne lèse personne pour la rendre moralement incontestable. L’argument du travail est alors inutile pour légitimer la propriété.

Chacun mérite ce qu'il acquis par son travail

Locke approfondit la notion de propriété de soi. Chacun est digne propriétaire de soi s’il use de sa personne de façon raisonnable en conformité avec la volonté de Créateur au-delà de la loi naturelle, c’est-à-dire en participant à sa propre subsistance ainsi qu’à celle du genre humain par sa conduite et son travail.

Travailler serait donc un devoir pour l’humain raisonnable, c’est même un devoir moral.

Le travail chez Locke obéit à une double injonction :

  • Dominer et mettre en valeur la nature
  • Produire ce qui est nécessaire à sa subsistance et à celle du genre humain

A ce titre, Locke considère les oisifs comme des parasites.

Une telle approche fondée sur le travail nous renseigne aussi aussi sur une composante essentielle de l’individualisme moderne. Cette logique a une grande portée morale : le monde, la nature, existe pour que les individus qui la travaille le mettent en valeur. La propriété est là pour récompenser et en garantie de protection du labeur. Donc ne pas de travail signifie pas de propriété. Ainsi, les Indiens d’Amérique ne travaillaient pas leurs terres donc ils ne s’en montraient pas dignes…

Une autre limite : les matériaux ou matières premières n’ont pas le même degré d’utilité. L’idée que la valeur produite par le travail est la récompense méritée du travailleur consiste en l’éventualité d’une base de travail égale. Mais prenons le cas deux agriculteurs travaillant à compétences égales, au même volume horaire, l’un sur un champ fertile et l’autre sur un champ stérile ; le même travail ne plaira pas de la même façon.

2 - Débusquer l’idéologie

L'impasse du contrôle absolu

Le droit de propriété se définit jusque-là selon les libertariens de gauche comme :

  • Une pleine liberté d’utiliser ce qui nous appartient
  • Une sûreté totale dans l’utilisation de cet objet (l’assurance totale de l’usage de l’objet vis-à-vis des tiers).

Limites :

  • Hiérarchisation des droits de propriété. Prenons l’exemple de deux personnes A et B. A possède une batte de baseball et B a une voiture. A, lui, veut utiliser sa batte pour détruire la voiture de B. A-t-il le droit de détruire la voiture de B ? Non, disent certains libertariens car le droit de propriété n’implique pas un usage sans limite. Ce droit assure simplement la garantie d’un usage « acceptable » des choses. Cela écarte des actions aux impacts préjudiciables sur des objets appartenant à autrui. Mais cette réponse des libertariens de gauche n’est pas entièrement satisfaisante car l’acceptabilité porte le problème de l’indétermination. Dans les faits, interdire l’usage de la batte pour détruire la voiture de B signifie qu’une priorité est accordée au droit de propriété de B (par rapport à la pleine liberté de jouir de da propriété pour A). Mais pourquoi le droit de B d’utiliser sa voiture en toute sûreté serait-il supérieur à la liberté  de A d’utiliser sa batte de Baseball ? Dans le cas présent, le préjudice que subirait B si A détruisait sa voiture suffit à donner raison à cette logique d’acceptabilité. L’arbitrage entre les droits de propriété pose problème, notamment s’il se fait par des normes déduites directement des droits de propriété. Finalement, un facteur à prendre en compte est sans nul doute l’intention de nuire ou non par l’acte. Cette intention pour être bonne, doit répondre à l’intérêt du bien commun. Dans cette idée, il possible de réprimander le propriétaire d’un terrain fertile qui ne l’utilise pas. Un simple usage d’une chose contraire à l’intérêt public pour justifier une limitation de l’exercice du droit de propriété.
  • Problème de la distribution. Si la propriété est considérée comme un droit alors comment garantir la justice distributive si chacun dispose d’un droit absolu sur ce qui lui appartient ? Selon Nozick, si la distribution de base est équitable alors les inégalités qui en découlent sont justifiées. Mais encore faut-il s’assurer que la distribution de base soit juste. Encore faudrait-il que les règles n’avantage personne. Aujourd’hui, certains produits sont fabriqués dans des conditions éthiques déplorables. Les acheter c’est contribuer à cette misère. En achetant ce type de produit, l’individu ne souhaite pas contribuer à ce système. Les inégalités ne sont alors pas légitimes. « La vie politique n’est pas un jeu de société. On doit admettre que l’ensemble de la population dispose d’un droit politique à corriger les effets globaux d’une distribution involontaire que chacun a pourtant contribué à produire indirectement par son activité individuelle quotidienne. » (p. 85) Si cette assertion est considérée comme vraie, alors il est admis que personne ne peut faire ce qu’il veut avec ce qui lui appartient.

Des limites au droit de propriété sont donc admises.

Les insuffisances du travail

Le travail suffit nullement à engendrer la propriété privée, à cause de deux raisons principales : les ressources naturelles et l'apport social inhérent au travail :

  • Les ressources naturellesLe travail n’est pas le seul fait de production. Dans un champ, la terre participe à la croissance agricole, mais les propriétaires d’un champ n’ont pas fabriqué la terre de leurs efforts. La terre est donc une ressource collective. De ce fait, personne ne peut se prévaloir de la propriété de la valeur qui découle d’une ressource naturelle qu’il n’a pas lui-même produite mais seulement de la valeur de son seul et unique travail.
  • L’apport social :  Quand nous travaillons et produisons quelque chose, nous le faisons en puisant dans des connaissances, des modes opératoires, des règles fournis par la société, l’entreprise, l’organisme, la tradition ou encore le système dans lequel ces activités se pratiquent. Comment acquérir un service ? Comment acquérir un objet produit en commun comme une statue ou un bâtiment ? « Si le travail est par nature social, l’appropriation illimitée et absolue des choses par un individu isolé est illégitime (dans la forme proudhonienne, cette idée se traduit ainsi : le travail détruit la propriété » (p. 95-96-)

De ces idées nait l’impôt sur le revenu (en 1914). Chacun est membre de la société, son insertion dépend des interactions avec les autres pour qui il est au final redevable. L’interaction sociale et le bénéfice que nous en tirons se traduisent du point de vue moral et politique par le fait d’être toujours en dette envers la société. Or, dans la société il y a des gagnants et des perdants ; le but de l’impôt est de réduire les inégalités.

Le mérite en question

L’argument selon lequel nous méritons ce que nous avons est très fragile.

  • Puisqu’un individu n’est pas propriétaire du patrimoine génétique qu’il a reçu alors qu’il l’exploite à son profit, il ne peut pas s’attribuer tout le mérite de ce qu’il produit (argument de Hillel Steiner).
  • Dès la naissance, les conditions de vie sociales, culturelles et financières sont inégales donc la notion de mérite est incohérente
  • La notion de mérite est subjective : qui est plus méritant entre un joueur de football professionnel et un philosophe ? Entre un violoniste et un chanteur et une pop star de la musique ? Le jugement du mérite varie en fonction des personnes. 

Ainsi, les sociétés de marché modernes ne sont pas fondées sur la récompense du travail ni sur le mérite. Il s’agit là d’idées confuses concernant l’ordre des échanges qui nous conduisent à croire, à tort, que la distribution des ressources dans une société libre pourraient être fondées sur le mérite.

3 - Repenser les règles de propriété

La propriété peut-elle se résumer à la seule promotion de la liberté individuelle ?

Imaginons qu’un SDF plante sa tente sur le terrain de quelqu’un, alors le propriétaire terrien a-t-il le droit d’exclure le SDF afin de protéger sa vie privée, alors que l’exercice de son droit de propriété empêche alors le SDF de bénéficier d’une zone protégée pour sa simple existence ? La réponse est qu’il n’est pas légitime de retirer le jardin au propriétaire mais de s’assurer au SDF qu’il puisse bénéficier d’un lieu pour planter sa tente ou simplement habiter. La solution au problème social ne serait donc pas dans la remise en cause de la propriété mais dans la distribution plus équitable.

 

Le sociologue français Robert Castel insiste sur le rôle essentiel de la propriété, entendu comme un support social d’existence aux individus pour être réellement indépendants. Cette idée qu’une vie humaine ne peut être complète sans la propriété de certains biens nécessaires à l’accomplissement personnel fait signe vers les situations de détresse que rencontrent, par exemple, ceux qui n’ont pas de toit ou la possibilité de se vêtir ou de se laver.

 

Par la suite logique, la propriété sert également la liberté du marché. Selon Hayek, en laissant faire absolument ce qu’ils veulent aux individus avec ce qu’ils ont, on s’assure que les individus puissent obtenir librement ce dont ils pensent avoir besoin sans subir de contraintes extérieures.

 

Si au contraire, on restreignait le droit de propriété, il faudrait une institution qui choisissent à la place des agents. Mais cette institution, du fait de son incapacité à anticiper efficacement les préférences individuelles, risquerait de prendre des décisions éminemment contraignantes pour tous et tomber à côté des préférences réelles des personnes.

 

La liberté du marché fondée sur la garantie absolue de la propriété est source de multiples formes d’inégalités et de dominations qui attaquent aussi la liberté. N’est-ce pas un caractère générale de la propriété que d’être à la fois une garantie et une menace pour la liberté parce qu’elle est, avant tout, une structure des rapports sociaux ?

Propriété et domination

En réalité, le droit de propriété, en tant qu’il structure et participe à l’existence de rapports de pouvoir au sein de la société, elle peut être émancipatrice ou, au contraire, asservissant. Quand elle est distribuée de manière inégale ou l’objet de contestation, la propriété produit de la servitude et de l’injustice ; mais en même temps, la propriété est la garantie d’échapper à la dépendance des autres. Elle est donc la clef de voûte de l’ordre politique. Le problème, c’est que le droit de propriété donne également un pouvoir sur les autres.

Les possédants attendent toujours que les autres respectent ce qui est à eux, c’est-à-dire que leur volonté de faire ce qu’ils veulent avec ce qu’ils ont s’impose aux autres, y compris si les conséquences de leurs décisions doivent être très coûteuses. Dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, la propriété apparaît bien comme un levier de domination.

L’exemple par excellence est la domination de Marx : Le Capital pointe le coeur de l’ordre juridique dans lequel s’incarne ce qui est à la fois une spoliation (soumission de la force de travail à l’intérêt du capitaliste) et une domination (soumission de la volonté du travailleur à celle du propriétaire des moyens de production) : la « propriété bourgeoise ».

Certes, on peut contester Marx, on peut souligner le fait que l’intérêt des travailleurs et celui du capitaliste sont solidaires puisqu’ils dépendent tous de la réussite de l’entreprise à laquelle ils participent. Mais cet argument est fragile dans la mesure où la recherche de son profit par le propriétaire des capitaux n’est pas toujours compatible avec le maintien de l’emploi ou le respect des travailleurs. A cela s’ajoute, le droit de contrôle sur l’entreprise par le propriétaire, droit de contrôle unilatéral qui se traduit nécessairement par un droit d’imposer sa volonté à celle des autres. Cela permet évidemment de comprendre pourquoi il a été depuis longtemps constaté que la démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise.

Sortir de la robinsonnade

Sur quoi tient le droit de propriété ? Sur quelle législation ? Edictée par qui ? Qui et qui concerne-t-il ?

 

Dire que l’on possède quelque chose, c’est affirmer que les autres ne le possède pas et doivent respecter notre possession. Le droit de propriété concerne donc le propriétaire, la propriété et tous les tiers qui sont obligés de la respecter. Pourtant, ces tiers ne sont pas au courant de la possession et n’ont pas signé de contrat visant à respecter cette possession. Il ne s’agit donc pas d’un contrat de personne à personne mais d’un contrat social, qui relierait chaque titulaire de droits à la communauté civique tout entière.

 

Le fondement de l’obligation universelle passive de respecter le droit de propriété ne peut pas être simplement moral mais doit être également (et peut-être avant tout) politique, c’est-à-dire collectivement discuté et accepté. Un contrat social évite de postuler la préexistence de droit moralement inattaquables mais il permet à un groupe politique d’expliciter les conditions auxquelles il est collectivement favorable à l’obligation de respecter les droits, en particulier celui de propriété.

Il s’agit alors de prendre garde aux fondements de ce droit de propriété par contrat social car, par exemple, le contrat que le riche propose au pauvre aura sans nul doute pour objectif d’utiliser la volonté et les forces des plus démunis en sa faveur. C’est une des raisons pour laquelle Rousseau voit une tromperie dans le contrat.

Selon Rousseau, le riche légitimera sa possession par le travail, le mérite, bref, des prémisses individuelles et naturelles, tandis que le pauvre se rapporte à des prémisses collectives et conventionnelles sous-tendu par trois idées : 

  1. On n’a légitimement que ce qui nous a légitimement que ce qui a été reconnu, ce dont on est légitime propriétaire aux yeux des autres. Mais comme personne n’a donné aux riches c e qu’ils ont, rien ne fonde leur titre.
  2. On n’a pas le droit d’acquérir sans limite du superflu quand autrui manque du nécessaire.
  3. On ne peut imposer à quelqu’un d’accepter de respecter un droit dont les conséquences lui sont extrêmement défavorables.

Afin de dépasser cette impasse, Rousseau évoque l’idée que le droit de propriété doit être fondé sur un pacte social qui permet une articulation des droits individuels et collectifs. Rousseau introduit alors l’idée que la légitimité des droits de propriété soit utilisé de façon conforme au bien public. C’est la condition unique : articuler la propriété de chacun avec le bien commun.

La copossession des choses

Nombre de propriétés dépassent une possession personnelle unique et absolue comme un système d’irrigation commun à diverses zones ou bien deux propriétaires d’un champ chacun côte à côte dont les moutons de l’un viennent brouter le blé du champ voisin qui dépasse sur le sien. Ces propriétés influent sur les rapports sociaux car ils inscrivent les propriétaires dans des écosystèmes sociaux qu’ils contribuent à façonner.

4 - L’inappropriabilité des choses

Ce que cherchent les êtres humains dans les choses, ce n’est pas en premier lieu de se les approprier, mais de jouir de leurs fonctionnalités. Ainsi, on peut se demander si la propriété privée des choses est toujours adapté pour permettre l’accès aux fonctionnalités dont les choses sont porteuses et si la considérer comme une fin en soi, plutôt que comme un instrument possible de garantie de l’accès, ne risque pas, en un sens , de pervertir le lien aux choses. Prenons le cas de l’éducation : l’égal accès de tous à l’éducation n’est pas l’accès à une ressource matérielle simple (une école, par exemple), mais à un dispositif social comprenant des ressources, des agents et des compétences. C’est moins l’accès à l’école qu’à l’éducation qui compte.

A la suite de A. Sen, on peut dire que les propriétés comme un réseau d’interdépendances (qui constitue le marché). Pour s’en convaincre, il suffit de penser à l’aptitude du réseau d’interdépendance économique dans sa capacité à offrir à tous l’accès aux biens d’accomplissement premiers que sont la santé, une nutrition équilibrée, l’éducation, la protection judiciaire…

Penser ainsi la propriété par l’inclusion nous mène à nous interroger sur le fait que la propriété est faite pour que le propriétaire puisse jouir de son bien, c’est la marchandisation. Or, par ce procédé, le propriétaire peut exclure quiconque de son bien, c’est la propriétarisation. Mais des alternatives existent :

  • Propriété intellectuelle (copyleft) : ouverture de l’accès d’une oeuvre, un contrat entre l’auteur et son utilisateur qui soumet l’utilisation de l’oeuvre à des droits et des obligations précises sans contrepartie (utilisant des modèles de licences relatifs aux Créatives Commons).

L'impossible frontière des choses

Le problème qui se pose est celui des externalités. Quelqu’un qui possède une usine ou une voiture polluante pèse sur le bien vivre des autres par le bruit ou la pollution qu’ils produisent. Ces propriétés sont donc en lien avec leur environnement et elles interagissent avec lui sans même que le propriétaire le veuille ou s’en aperçoive. Ce phénomène souligne le caractère écosystémique de toute chose. Ce type d’externalité est économiquement problématique parce qu’elle représente une relation sociale qui n’a pas de prix sur le marché puisqu’elle ne fait pas l’objet d’un contrat.

Ce nouveau type de droit crée un nouveau marché spécifique sur lequel il sera négocié. La même logique est à l’oeuvre dans les droits à polluer : il s’agit de négocier le prix auquel les autres acceptent que leurs conditions de vie soient détériorées par les activités polluantes. On vend et on achète des droits à avoir une activité qui a un coût sur le voisinage. Pour Coase, ce type de négociation collectivement avantageuse tendrait à montrer qu’il existe bien une main invisible pour réguler librement le marché. La solution passe ainsi par des négociations marchandes.

Mais cela pose de nombreux problèmes éthiques : pour pouvoir se protéger d’une externalité négative, il faut pouvoir mettre le prix suffisant pour négocier sa cessation. Le prix de cessation  des activités polluantes peut se révéler trop important pour ceux qui en subissent les effets. (P.192)

Mais cette logique pose problème car, poussée à l’absurde, peut concerner un citoyen dont le voisin use trop souvent à son goût de sa tondeuse bruyante. Une négociation à l’amiable est possible (pour installer un silencieux par exemple). Mais, sans argent, la victime, le dommage subit est légitime. De même pour les dommages liés aux avions…

Une manière de parer à ces problèmes serait une intervention de l’Etat. Mais nombre d’économistes, tel que Coase, s’y oppose. Pour eux, l’intervention de l’Etat supposerait de reconnaître que le droit de propriété a atteint ses limites.

En résumé, si l’on reconnaît au pollueur et au pollué des droits réciproques alors on reconnaît également le caractère écosystémique de la propriété (dont l’usage impact au-delà de l’usage du propriétaire) et de l’impossibilité éthique d’une propriété absolument privée.

Les choses au sein desquelles nous vivons

Les choses, les propriétés, font liens avec l’écosystème où elles sont plongées. C’est pourquoi, personne ne peut se prétendre absolu propriétaire d’aucune chose. Chaque chose impact le milieu de vie dans lequel elle s’inscrit. Autrement dit, avoir des droits sur une chose, c’est être plongé dans un lieu interactionnel où ce que chacun fait ne peut pas ne pas avoir de répercussions sur les autres co-usagers. Posséder, renvoie donc à la coexistence.

Posséder quelque chose équivaut donc au sceau d’appartenance à un lieu avec tous les droits, comprenant toutes les obligations et responsabilités qui structurent cette appartenance pour la rendre légitime et respectueuse. Si l’on prend en compte toutes ces considérations alors il faut admettre que les droits de propriété n’ont rien d’homogène ni d’absolu. Ils sont des composites de droits variés et détachables les uns des autres sur les choses. De cette manière, il est toujours possible de réserver la jouissance de certains droits sur les ressources à des tiers, à des communautés et à l’Etat en vue de construire des rapports sociaux équitables plutôt que de se borner à l’image étriquée et souvent incompatible avec la justice qu’offre la propriété privée.