Publié le 4/03/2018

C'est quoi être geek ?

La notion de « geek » devenue aujourd'hui coutumière à nos oreilles n'est cependant pas parfaitement claire quant à sa définition. Nous parlons quotidiennement de « culture geek », entre amis il arrive de ce se retrouver pour « geeker », certains se qualifient, ou sont qualifiés, de geeks ; mais qu’est-ce que cela signifie ? A quoi ce qualificatif renvoie-t-il ?    

David Peyron est docteur en sciences de l’information et de la communication et spécialiste de la question de l’émergence de la culture geek, qu’il estime commencer dans les années 2000. En 2012, il a soutenu sa thèse à l’université de Lyon 3 intitulée La construction sociale d’une sous-culture: l’exemple de la culture geek, devenue ensuite le livre Culture Geek, parut chez FYP EDITIONS en 2013. Sa définition du mot "geek" est par conséquent plus consistante que ce que l'on en dit ou entend au quotidien.

Bref historique

Un geek, c’est quoi ? Le terme est souvent associé à des pratiques et des supports médiatiques, et Peyron énumère : les comics, le jeu vidéo, Donjon et Dragons, le cinéma, les extraterrestres, Star Trek, la photo, la science-fiction, les jeux de cartes, 2,21 Gigo Watts, l’informatique, Mario, le manga, les figurines, 4chan, les jeux de rôles, le LOL, le retro-gaming, le rock’n’roll, la bande dessinée, les demotivational posters, les nouvelles technologies, le chiffre 42, Star Wars, les blogs, les séries, les mèmes, l’heroic-fantasy… Cette liste n’est jamais complète et ne dit en rien ce qui fait le lien entre ces pratiques et l’essence des passions qu’elles stimulent. En réalité nous verrons que, selon Peyron, ce lien tient par le caractère transmédiatique des œuvres : il s’agit d’un ensemble de pratiques qui interagissent dans la pénétration et l’intégration d’objets issus de plusieurs œuvres et supports médiatiques, à la manière d’un jeu de construction ou d’un codage informatique.

 

Le geek, au sens où nous l’entendons confusément et communément aujourd’hui, est apparu dans les années 1950 au travers de la redécouverte de la littérature pulp : « littérature populaire diffusée sous forme de magazines contenant des histoires à épisodes » (Peyron D., « Les mondes transmédiatiques, un enjeu identitaire de la culture geek »). Un nouveau genre de pratique culturelle apparaît donc autour des pulps ainsi que des comics, notamment autour de la figure de Stan Lee et de ses super-héros comme Spider-Man. Cette littérature dans laquelle évolue la nouvelle jeunesse est très importante car elle va développer chez elle « un esprit ludique, une manière décomplexée d’aborder la fiction comme une recherche d’aventure et de délassement » (Peyron D., « Les mondes transmédiatiques, un enjeu identitaire de la culture geek »). A cela, les geeks vont ajouter des éléments liés au contexte de leur époque tels que l’œuvre de Tolkien, en particulier Le Seigneur des anneaux, une trilogie qui s’inscrit dans le retour des pulps, et portant notamment sur des univers médiévaux fantastiques ; tout cela porté par une exigence cruciale de cohérence de l’univers très affirmée.

L’élément fondamental de la culture des geeks prend naissance avec Tolkien qui « non seulement créé un récit, mais aussi et surtout tout un univers très dense, qui déborde de l’œuvre, c’est-à-dire empli de détails et d’éléments qui ne sont pas au cœur de l’histoire mais donnent une profondeur à son monde fictionnel (des langues, des flores, des peuples, etc.). » (Peyron D., « Les mondes transmédiatiques, un enjeu identitaire de la culture geek »). De ce fait, Tolkien est associé à un « faiseur de monde » cohérent et immersif, qui constitue le cœur des attentes de la communauté geek. D’ailleurs, c’est « de cette rencontre entre imaginaire débridé « pulp », et attention toute particulière au monde que naît le jeu de rôle en 1974 (Donjon & Dragons de Gary Gygax) avec lequel les univers deviennent des terrains ludiques d’exploration et d’appropriation collective. » (Peyron D., « Les mondes transmédiatiques, un enjeu identitaire de la culture geek »). Nous observons là l’émergence timide d’une nouvelle forme de culture fondée sur la fiction, l’imaginaire, le récit et, également, sur la cohérence. L’importance de cette dernière, l’approche très rationnelle des mondes fictifs, s’apparente pour beaucoup à la culture informatique selon Peyron qui parle même de construction concomitante car les deux domaines seraient imbriqués. Les informaticiens lisent Tolkien, et les hackers, jeunes étudiants qui aiment jouer avec les limites de leur machines, vont mêler ces deux mondes ; et de là naitra les jeux vidéos, alors loisir geek par excellence.

    

La culture geek naissante prend ainsi forme dans la fiction et l’informatique, domaines soumis à la loi de la cohérence afin d’optimiser l’expérience utilisateur : l’immersion. C’est donc un nouveau monde qui voit le jour mais qui se terre dans l’intimité. Aller voir Star Wars ou lire des comics ne sont pas des pratiques que l’on revendiques jusqu’aux années 2000, car ces pratiquants sont dévalorisés. Des lunettes sociologiques nous permettrons de comprendre ce changement de considération à leur égard.

Approche sociologique

Un élément de réponse fondamental à l’essor de la culture geek serait, selon Peyron, « l’engagement des fans » et leur goût prononcé pour l’approfondissement immersif des univers auxquels ils sont adeptes. Autrement dit, il a très vite été question de mettre en place une forme de « transmedia storytelling » dans laquelle une histoire se déploie sur plusieurs formes médiatiques. C’est aujourd’hui le cas pour tout type de grosse production comme Avatar, Terminator, Star Wars, etc. ; il s’agit de « produire un film puis un jeu vidéo qui n’en est pas une adaptation mais reprend le cadre diégétique pour y raconter d’autres histoires qui apporteront des éléments de compréhension à l’ensemble. » (Peyron D., « Les mondes transmédiatiques, un enjeu identitaire de la culture geek »).

 

En d’autres termes la production fictionnelle est désormais industrielle, et le meilleur moyen de rentabilité consiste à considérer les fans comme des acteurs de la production de plus en plus interactive. Leur participation à l’œuvre est cruciale puisqu’il leur incombe de recoller les fragments fictionnels éparpillés de manière souvent ludique. Par exemple, les films Star Wars sont accompagnés d’une multitude d’œuvres externes : livres, bande dessinées, jeux vidéo, séries animées, etc. qui permettent une immersion plus forte dans l’univers autour d’objets culturels centrés sur un personnage particulier, une planète donnée, une époque spécifique, etc. Ce genre de procédé touche également les enfants puisque les animés, comme Dragons produits par les studios Dreamworks, sont désormais accompagnés de séries animées qui viennent compléter les histoires des longs métrages. Ainsi, pour Dragons deux longs métrages sont aujourd’hui sortis en salle de cinéma et en DVD, dont l’histoire est espacée de cinq ans. C’est justement ce trou temporel fictionnel que la série animée vient compléter afin de permettre aux spectateurs, en l'occurence pour cet exemple des enfants, une meilleure immersion dans ce monde imaginaire fait de dragons et de vikings.

 

Les enfants sont ainsi éduqués au modèle de pratique culturelle et de consommation geek dès leur plus jeune âge. Ils sont incités « à une attention toute particulière à la cohérence et aux détails de l’univers fictionnel présenté qui doivent faire sens dans un ensemble très vaste, ce que Jenkins nomme le world making, le fait de faire monde. » (Peyron D., « Les mondes transmédiatiques, un enjeu identitaire de la culture geek »).  Ainsi, être geek, c’est être un fan, et avoir une attitude générale qui n’est pas limitée à un support ou à un objet mais qui est lié à un répertoire culturel. Un fan ne regarde pas une série de manière passive s’il en récite de mémoire, plus tard après le visionnage, des passages sélectionnés.

 

Dès lors, la culture geek peut être considérée selon deux points de vues en apparence opposés :

  • Du point de vue du public : en tant que processus de convergence culturelle
  • Du point de vue des producteurs et industries : en tant que transmédia sorytelling

En réalité, il s’agit des deux faces d’une même pièce qui « reposent sur un même croisement entre supports, une même intertextualité croissante, un même engagement de fans et sur un même rapport à la construction d’univers. » (Peyron D., « Les mondes transmédiatiques, un enjeu identitaire de la culture geek »).

 

Notons là que la culture geek est en partie devenue légitime sur un plan hiérarchique, notamment par le fait que des élites intellectuelles s’amusent par cette culture ainsi que le démontre la série The Big Bang Theory. Néanmoins, sa pratique est l’objet de degrés : on est plus ou moins geek à mesure que nous avons accumulés beaucoup de connaissances sur les univers fictifs et que nous pratiquons, en plus ou moins grand nombre, des jeux et des loisirs en rapport avec ces fictions. De ce fait, d’un point de vue global, le geek n’est pas réellement reconnu car il demeure une minorité, une sous-culture. Etre geek est alors un enjeu identitaire dont la pratique est communautaire.

L'identité geek

Pour élever la sous-culture geek au rang de culture il faut que cette pratique culturelle soit reconnue et dénuée de toute forme de honte.

    

Ainsi, être geek est un style, c’est une caractéristique identitaire répondant à des choix et des pratiques. Etre geek c’est donc d’abord faire preuve d’une volonté d’approfondir un objet ; et c’est, ensuite, un usage social de cette activité. En d’autres mots, c’est à la fois le plaisir de collectionner et un support de discussion avec les autres, eux-mêmes susceptibles d’apporter leurs propres connaissances. « Mais cette manière d’aborder la fiction ne se limite pas au plaisir tiré du texte : c’est aussi un moyen d’affirmation de soi. » (Peyron D., « Les mondes transmédiatiques, un enjeu identitaire de la culture geek »). En effet, l’appropriation des œuvres constitue une part de soi, et cela forme un style sous-culturel, autrement dit un point de ralliement qui permet la construction d’une identité particulière et exclusive propre aux membres de la communauté.

L’identité s’identifie dès lors à ce que nous sommes, à ce que nous savons et à ce que nous faisons. « La construction de l’identité geek repose alors sur une attitude qui évalue la qualité d’un univers en fonction de sa cohérence interne et du respect de cette cohérence sur de multiples supports. » (Peyron D., « Les mondes transmédiatiques, un enjeu identitaire de la culture geek »). Si une personne est incapable de faire les raccords entre ces mondes ou de témoigner un intérêt profond pour ces œuvres alors elle ne fait pas partie du groupe de geeks. Par exemple, dans la série The Big Bang Theory, la voisine de Léonard nommée Penny, ne fait pas partie du groupe de quatre amis profondément geeks dans leurs cultures et leurs pratiques. La proximité culturelle qui caractérise ce groupe composé de Léonard, Sheldon, Howard et Rajesh, est en effet impossible avec une personne non habituée à s’immerger dans ces récits, jeux et autres objets propres à la culture geek dont elle ignore tout et va même jusqu’à témoigner une certaine indifférence, voire, au début, du mépris. Au tout début de la série, c’est elle, Penny, qui apparaît comme la plus « normale » puisque la culture geek est une sous-culture mais, très vite, le spectateur apprend à connaître les protagonistes et est immergé dans la culture des quatre amis composée de science, de science-fiction, de super-héros, de comics, de jeux vidéos, de costumes et de références permanentes aux objets culturels dont ils sont adeptes ; qui devient donc, peu à peu, prédominante et presque normalisée.

En somme, et comme le dit clairement Peyron, la culture geek obéit à la maxime : être c’est faire. « Le transmedia comme la culture geek s’inscrivent totalement dans cette tendance. Dans le cas du transmédia, il s’agit pour les industries d’impliquer le public via divers dispositifs d’interaction (jeux, concours, usages des réseaux sociaux) ou de coproduction (crowdfunding), et pour la culture geek, il s’agit de montrer que l’on a digéré les références et les compétences et qu’on en rend une partie au collectif. » (Peyron D., « Les mondes transmédiatiques, un enjeu identitaire de la culture geek »). L’identité geek prend sens dans la volonté participative et immersive dans laquelle s’inscrivent les dispositifs transmedia : il s’agit donc de faire des mondes pour se construire soi-même comme geek et comme membre d’une communauté de paires.

Conclusion

C’est ainsi que, de nos jours, tout le monde est un peu geek, et cela n’a plus à rester secret. Il n’y plus de honte à lire des comics, des mangas, des bande dessinées, des romans de science-fiction, etc. ; de même qu’en terme de cinéma la science-fiction, l’heroic-fantasy ou l’horreur sont désormais des genres à part entière. Les blockbusters de super-héros sont consommés par toutes les classes sociales. Les jeux vidéos dont devenus familiaux et l’objet d’événements massifs (ex. : l’E3), voire de compétitions (ex. :L’Electronic Sports World Cup, ESWC).

 

Néanmoins, l’accumulation de fragments d’éléments disséminés dans les œuvres d’une même fiction narrative n’est pas égale chez tout le monde. Autrement dit, si une histoire est désormais un monde au sein duquel les spectateurs s’immergent, tous ne le font pas avec la même profondeur. L’identité geek n’a donc pas la même valeur pour tout le monde mais, du fait qu’elle se soit généralisée et fasse partie inhérente, même de façon minime, de l’identité de chacun, elle est entrée dans la norme de notre société. La terme geek renvoie donc, désormais, à une culture à part entière, mais qui prend forme sous divers aspects, selon un développement culturel éclectique.