publié le 12/01/2017

Pourquoi l’intérêt des monstres humains perdure sur nos écrans ?

De Freaks, la monstrueuse parade, de 1932, en passant par Elephant Man de David Lynch en 1980, jusqu'à la saison 4 d’American Horror Story : Freak Show en 2014 ; les monstres n’en finissent pas de captiver et horrifier leur public.

Figure 1. Affiche d'un Freak Show
Figure 1. Affiche d'un Freak Show

La question de la normalité est récurrente dans les films et séries. Les êtres qui se sentent différents aspirent à une vie « normale », semblable à celle que connaissent les personnes sans don et sans tracas. De leur côté, les victimes d’un événement venu perturber la tranquillité de leur vie désirent généralement un retour à la « normal » de leur existence quotidienne. De cette façon, une vie paisible et harmonieuse, loin des discontinuités et difformités sources de troubles existentiels, est souvent l’idylle du dénouement de l’histoire narrée à l’écran. Pourtant les films et séries d'horreur cultivent et attisent l'attrait pour l'a-normal, qui suscite l'intérêt chez les spectateurs... Pourquoi ?

 

Quête de sensationnalisme ou de réflexion éthique, les monstres moraux et physiques s’animent devant nos rétines pour mieux satisfaire notre désire d’horreur via leur affinité avec la notion de désordre ou d'excentricité, voire d’anomalie. Les premiers monstres du genre sont Frankenstein et Dracula, tous deux mis en scène par les studios Universal. Les deux sortent sur grand écran en 1931, le premier réalisé par James Whale et le second par Tod Browning. Ce film de Dracula est le premier d’une longue série intitulée « Dracula », et est une première adaptation non officielle  de Nosferatu le vampire de Wihelm Munrnau.

 

Figure 2. L'ombre de Nosferatu, 1922
Figure 2. L'ombre de Nosferatu, 1922

Face au succès de ces monstres, les studios Metro Goldwyn Mayer (MGM) veulent rivaliser avec le monopole d’Universal sur le genre de l’horreur. La raison en est simple : le cinéma horrifique alors naissant promet des profits à long terme. Effectivement, ce genre prospère jusqu’à nos jours, sans doute par son aspect intemporel, car, s’il choque parfois, ce genre de film cherche avant tout à mieux aborder une dimension ontologique qui nous effraie et nous scandalise. Cela pique sans doute la curiosité des spectateurs et amateurs de ce genre de film qui, par sa faculté à explorer et creuser dans les bas fonds de l’espèce humaine, fouille et met en scène toute son intimité jusqu’à la plus inavouable. Cette exhibition de l’intime le plus profond contient une volonté provocatrice dont l’objectif, plus ou moins explicite et volontaire, consiste à faire vaciller l’équilibre sur lequel repose la conception du monde du spectateur. Comme un miroir de la nature de l’être humain que certains rejettent, sa véracité captive et subjugue. MGM doit donc jouer sur cette idée, c’est pourquoi les studios engagent Tod Browing pour réaliser un film concurrent des productions d’Universal. Le succès de Dracula confère au cinéaste une marge de manœuvre considérable pour réaliser son nouveau film d'horreur. De ce projet nait en 1932 Freaks, la monstrueuse parade. Tod Bowning est un provocateur et pose par cette création un véritable trouble. Contrairement à Frankenstein ou Dracula, il décide de filmer la difformité sans fard ni concession. Allant jusqu’à faire trembler la notion de bienséance, il cherche a minima à instaurer une égalité de surface entre ces « animaux de foire », ces reclus de la société que sont les nains, cul-de-jattes, femmes à barbe, manchots, sœurs siamoises, personnes atteintes de nanisme ou autre homme-troncs, et la normalité bourgeoise bien pensante.


Le Freak Show est idéal pour cela. Populaire aux États-Unis entre le milieu du XIXème et le milieu du XXème siècle, ils est souvent, mais pas toujours, associé à un cirque et un carnaval. Certains montrent également des animaux anormaux (vaches à deux têtes ou deux mamelles, cochons borgnes, chèvres à quatre cornes, etc.), ou encore mettent en scène des canulars.

 

Figure 3. Affiche du film Freaks, la monstrueuse parade, 1932
Figure 3. Affiche du film Freaks, la monstrueuse parade, 1932

Le film se déroule dans les années 30, au sein du Cirque Tetrallini alors en tournée à travers l’Europe. Des êtres difformes se produisent et s’exhibent en tant que phénomènes de foire. Le lilliputien Hans, illusionniste, fiancé à l’écuyère naine Frieda, est fasciné par la grande et belle Cléopâtre, la trapéziste. Apprenant que son soupirant a hérité d’une belle somme, celle-ci décide de l’épouser pour l’empoisonner ensuite avec la complicité de son amant Hercule, le Monsieur muscle du cirque. Mais le plan machiavélique est découvert, et les amis de Hans et Frieda vont se venger… 

 

Le film montre ainsi que la monstruosité ne réside pas forcément dans ces bêtes de foire exhibées dans les spectacles mais plutôt dans la façon qu’ont les autres, les « normaux », de les regarder et de les traiter, avec notamment un certain dégoût accompagné parfois d'un soupçon de perfidie.

 

Cette oeuvre, au message humaniste sur la tolérance et le respect, effraie les spectateurs lors de sa sortie car, face aux images désinhibées des créatures difformes et son climat étrange et inquiétant, particulièrement réaliste, ils se sentent mal à l’aise. Et ce n’est pas là une sensation qu’ils attendent du cinéma. Ce récit fort, radical, intelligent est en plus renforcé par la qualité d’interprétation des protagonistes, d’une modernité étonnante : les « freaks » d’abord, qui ne sont pas de vrais acteurs mais qui ont, rappelons-le, été recrutés dans des cirques ou des spectacles forains. De plus, la dénonciation de la bêtise et de la cruauté humaine est accentuée par l’opposition de nature et de caractère des personnages principaux: si Hans et Frieda, sont des êtres candides, attachants, aux bouilles attendrissantes, et apportent une dimension émotionnelle exceptionnelle à l’ensemble, brillamment interprétés par les nains Harry Earles et Daisy Earles (frères et sœur dans la vie), la longiligne Cléopâtre et le géant Hercule, appartiennent au monde de l’apparence et représentent la grande parade des vices de l’humanité : cupidité, jalousie, cruauté, et haine meurtrière, interprétés par de vrais acteurs, respectivement Olga Baclanova et Henry Victor.

 

Figure 4. Cléopâtre charme Hans
Figure 4. Cléopâtre charme Hans

La poésie morbide dont cette œuvre est imprégnée a ainsi inspiré les plus grands : depuis David Lynch avec Elephant Man en 1980, en passant par Tim Burton avec les sœurs siamoise chinoises danBig Fish en 2004, jusqu’aux séries actuelles avec le « Freakshow » d’American Horror Story. Comment expliquer cette continuité  ?

 

Le film Freaks, la monstrueuse parade se révèle un échec commercial pourtant son héritage est là. Après une diffusion à San Diego, au cours de laquelle certains spectateurs ont quitté la séance en signe de protestation tandis que d'autres criaient à la fin pour se faire rembourser, la diffusion du film est drastiquement réduite et, plus tard, complètement arrêtée, et le film mis de côté. Un débat partage très vite les avis dans la mesure où le film est impeccablement réalisé et l'exploitation des personnages efficace malgré une atmosphère moribonde. Néanmoins, conspuée par le public, l’œuvre ne reçoit pas de bon accueil pour la simple raison qu’elle montre précisément ce que les spectateurs ne veulent pas voir. Des décennies plus tard, Freaks est considéré comme un ovni cinématographique fantastique sorti de la MGM. Aujourd’hui ce film est caractérisé de prodigieux sans appartenir pour autant au monde du merveilleux, bien au contraire. La puissance de cette œuvre réside dans le voyeurisme malsain auquel notre regard est avide, et auquel se joint le chancellement de notre faculté de jugement envers le monde et soi-même qu’engendre ce film. La première force de cette œuvre consiste donc d’abord à nous interroger sur notre rapport à l’altérité, et la perception de soi.

 

Dans Elephant ManDavid Lynch reprend le thème du monstre de foire. John Merrick, surnommé l’homme éléphant, est mis en scène par son propriétaire qui le représente comme un animal, inhumain, un monstre de la nature. Il est aisé de parler de satire sociale dans la mesure où David Lynch critique ouvertement la société de voyeurisme et les rapports déshumanisés qui peut règne dans cette mise en scène. Dès le départ le cinéaste insiste sur le processus d'animalisation l'être humain et qui, comme l’exprime le chirurgien, est inarrêtable. On peut comprendre cette métaphore comme une condamnation de l’emballement populaire qui, à tort ou à raison, est bien compliqué à enrayer. Enfin, à l’image du renversement de valeur entre les bons et les mauvais qu’opère Freaks, l’histoire de Lynch commence avec l’idée d’un monstre qui vit parmi les hommes, pour, finalement, se clore avec la perception d’un homme vivant parmi les monstres.

 

Figure 5. Elephant Man, 1980
Figure 5. Elephant Man, 1980

Par la suite, la saison quatre d’American Horror Story Freak Show poursuit cette réflexion de l’altérité jusqu’à nous interroger sur l’idée que l’enfer ne vient probablement pas des autres, perçus comme monstrueux, mais bien plutôt de soi, et dans la manière de placer l’anormalité dans la différence. L’horreur, pour résumer, n’est-ce pas, qui sait, ce qui constitue notre monde superficiel ? Notre regard sur autrui ? Et nos jugements de façade ? Sans aucun doute. Et c’est justement le message véhiculé par ces oeuvres mettant la difformité à l’écran.

 

Ainsi, en 2014, le Freakshow réapparaît sur les écrans et poursuit cette réflexion sur la l'a-normalité. Dans cette quatrième saison d’American Horror Story, qui prend place en 1952, dans la ville de Jupiter, en Floride, les ingrédients de la monstrueuse parade sont repris, et même intensifiés. 

 

Figure 6. Une des affiches d'American Horror Story Freak Show, 2014
Figure 6. Une des affiches d'American Horror Story Freak Show, 2014

L’intrigue se concentre autour de l’une des rares foires aux monstres (Freak show) les plus subsistantes des années 1950 et du dévouement de ses membres qui font tout pour maintenir leur « entreprise » en vie. L’arrivée en ville de cette troupe de curiosités coïncide avec l’étrange apparition d’une sombre entité qui menace sauvagement la vie des habitants de la ville et des « monstres », comme ces artistes sont dénommés. Une focalisation est effectuée sur le conflit opposant les « monstres » de ce cirque et les « forces maléfiques » extérieures, qui ne les comprennent pas. Cette saison met également en scène des créatures similaires à la monstrueuse parade de 1932 et une « femme à barbe », des êtres atteints de microcéphalie, une femme atteinte d’achondroplasie (maladie à l’origine du nanisme), des sœurs siamoises, etc. 

 

 

Emergeant dans une société plus ouverte en ce début de XXIème siècle, cette création de FX est mieux acceptée que ses prédécesseurs. Nous y retrouvons la fourberie et les questions à propos des enjeux que posent les concepts de normalité, de différence. Les notions de bien et de mal sont également interrogées dans la mesure où étant inculquées à chacun dès l’enfance, elles ont tendance à formater la vision des choses qu'un esprit adopte au cours de son existence. Pourtant, c'est bien connu, ces idées de bon et de mauvais n'ont rien d'immuables... N’est-ce pas là, finalement, le but de ce genre création : au-delà de simplement nous effrayer, essayer de nous interroger sur ce que nous croyons savoir et la manière dont nous percevons le monde pour mieux tenter de le comprendre et, qui sait, peut-être de l'améliorer ?

 

 

Pierre Slama



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