Publié le 12/04/2020
Sue Donaldson et Will Kymlicka, deux chercheurs et philosophes
canadiens, dans leur ouvrage Zoopolis (publié en France chez Alma Editeur en 2016) partent du constat que la
Théorie des Droits des Animaux (TDA) est trop limitée dans son approche car elle se résume à la réflexion suivante : les animaux domestiques doivent disparaître car ils sont le fruit de
l’instrumentalisation humaine et les animaux sauvages doivent rester en dehors de toute relation avec les humains. Ils veulent donc dépasser cette idée d’absence de relation avec les animaux afin
d’établir des liens plus justes. Ce billet est une tentative de synthèse de leur réflexion.
Accorder la citoyenneté aux animaux implique des « droits » inhérents à chaque citoyen.
Les auteurs distinguent dès le départ deux types de droits : les droits universels et les droits citoyens :
o Ne pas se faire tuer
o Ne pas se faire torturer
o Ne pas se faire violer
o Ne pas se faire enfermer
o Ne pas être réduit en esclave
o Ne pas être privé de moyens de subsistance
Si l’objectif vise à octroyer des droits citoyens aux animaux alors quels sont les critères d’attribution de ces droits ? Pour répondre à cette question, les auteurs distinguent trois fonctions de la citoyenneté :
Selon les auteurs, ces trois dimensions jouent un rôle fondamental dans la réflexion de la notion de citoyenneté. Pourtant, dans la majorité des débats, l’attention concerne presque exclusivement la troisième. Il s’avère que, à l’instar des enfants et des personnes atteintes d’un handicap mental grave, qui se révèlent incapables de participer pleinement à la vie politique à travers des débats ou le vote, et qui sont tout de même considérés comme des citoyens, les animaux ne devraient pas souffrir d’un statut différent.
Finalement, la condition principale requise pour se voir attribuer le statut de citoyen est ce que les auteurs appellent la sentience, c’est-à-dire la capacité d’éprouver des choses subjectivement, d’avoir conscience de soi. En effet, il est aujourd’hui scientifiquement prouvé qu’un grand nombre d’animaux possède la capacité de ressentir de la douleur, de la peur, du plaisir et diverses émotions, et donc d’avoir des intérêts personnels à défendre.
Il va de soit que dans la théorie des auteurs, les trois dimensions précitées de la citoyenneté concernent les humains autant que les animaux, et cela à propos des trois catégories qu’ils distinguent parmi ces derniers :
La domestication, pour les auteurs, se définit selon les termes suivants :
Les auteurs soutiennent par la suite que :
Les implications d’appartenance sociale et de citoyenneté peuvent être évaluées selon neuf domaines distincts (qui n’ont rien d’une liste exhaustive) selon les auteurs :
o Interdiction d’enfermer ou confiner les animaux domestiques et accessibilité à une mobilité suffisante à l’épanouissement
o Réduire au maximum les inégalités de mobilité entre individus et groupes d’individus
o Garantir la reconnaissance et le respect de chacun dans le processus de mobilité afin de ne pas en faire un marqueur d’infériorité social (comme cela fut le cas pour les Noirs aux Etats-Unis ou les Juifs de l’Allemagne Nazie dont les déplacements étaient extrêmement limités)
Les animaux sauvages sont exposés à trois grands types d’impacts :
Certains animaux sauvages possèdent une existence subjective, une conscience, ce qui implique d’établir un traitement respectueux à travers un ensemble de droits inviolables. Cela, au même titre que pour des êtres humains pour qui, lorsque des vies sont en jeu, admettent qu’il est impossible de sacrifier les droits inviolables des individus pour protéger un écosystème. A partir de là, les auteurs estiment qu’un principe similaire peut être trouvé avec les animaux.
Serait-il envisageable que la souveraineté des animaux sauvages passe par la reconnaissance de leur communauté, et par conséquent par un cadre légal, une organisation institutionnelle, étatique ?
Les auteurs estiment que ce serait une erreur.
En effet, ce n’est pas une organisation structurée par des textes législatifs et/ou une chaîne de commandement institutionnelle qui permet de considérer une communauté souveraine. Ils prennent pour exemple que la plupart des communautés humaines dans l’histoire ont été des « sociétés régies exclusivement par la coutume, sans Etat. » (p. 242)
Défendre la souveraineté par des textes législatifs et/ou une chaîne de commandement institutionnelle comme un Etat, est une manière d’affirmer, voire d’imposer, arbitrairement un modèle de souveraineté. C’est d’ailleurs par cette logique qui servit les théories des « impérialistes pour déposséder les peuples indigènes de leur territoire et de leur autonomie car rappellent Keal et Anaya (deux auteurs cités dans le texte), c’est précisément pour justifier la colonisation des peuples indigènes qu’elles ont été élaborées. Lorsque les théories de la souveraineté sont nées (et l’on pourrait en dire autant du droit international dans son ensemble), leur principal vocation était de justifier le traitement asymétrique réservé aux différents peuples du monde : si les nations souveraines européennes, « civilisées », devaient se rapporter les unes aux autres suivant des règles équitables et librement consenties, les autres peuples pouvaient être conquis et colonisés en raison de leur infériorité supposée. » (p. 243)
Ainsi, la souveraineté, pour les auteurs, réside dans la reconnaissance de groupes d’individus capables d’organisation indépendante, de « mécanique spontanée », susceptibles de défendre des intérêts communs. L’objectif est d’offrir aux communautés un espace sûr au sein duquel elles puissent s’épanouir. C’est donc l’autonomie que le principe de souveraineté entend défendre.
Comme pour les animaux domestiques, les animaux sauvages sont capables de sociabilité, d’apprentissage, d’adaptation pour survivre et même de transmission et, parfois, de collaboration inter-espèce.
« Nous pensons que la compétence des animaux sauvages, ainsi que leur hostilité manifeste envers les interventions humaines, sont des éléments suffisants pour reconnaître leur autorité souveraine et légitime. » (p. 250)
Les auteurs optent pour une autonomie des animaux sauvages loin des relations avec les humains mais non totalement absentes pour autant. En effet, une assistance positive et des interventions (rares et réfléchies) peuvent être admises.
La souveraineté n’implique pas un « Laisser vivre en paix », aussi nommé principe de non-interférence. Elle sous-entend plutôt un ensemble d’intérêts et de menaces communs. Il s’agit dès lors d’un outil approprié à la protection de la communauté souveraine face aux risques d’une domination étrangère. En résumé, « Ce qui importe, c’est que la valeur de l’autodétermination soit respectée » (p. 254).
Or, l’autodétermination n’interdit pas certaines formes d’intervention. Dès lors, quelques principes fondamentaux à d’éventuelles relations peuvent être identifiées :
Dans le cas des animaux sauvages, une intervention est par exemple possible en cas de prévision d’une chute de météores ou de propagation d’un virus ou encore sauver un animal piégé dans la glace. Il est cependant deux choses que l’on ne peut pas corriger :
Ces deux facteurs sont indispensables à l’autorégulation des communautés d’animaux sauvages ; certains individus doivent mourir pour que d’autres survivent.
« C’est une caractéristique regrettable de la nature, mais pour transformer de façon massive ces données naturelles, il serait nécessaire d’intervenir en permanence dans la nature et de la soumettre entièrement à notre contrôle. Non seulement une telle intervention est impossible, mais en même temps si elle était possible, elle saperait complètement la souveraineté des communautés d’animaux sauvages. » (p. 256)
Néanmoins, lorsque l’être humain intervient, il est nécessaire qu’il se demande si ces interventions causent réellement plus de bien que de mal. Afin d’illustrer cette interrogation, les auteurs mentionnent l’histoire du naturaliste Joe Hutto qui est parvenu à élever pendant un an 16 dindons avant de les relâcher dans la nature préparés à survivre grâce à son éducation/apprentissage (https://www.dailymotion.com/video/x42gf7u) : « Au bout d’un an, les oies (dans le livre il est question d’oies et dans le documentaire de Dindons) furent sevrées avec succès et commencèrent à vivre dans la nature sauvage. Le livre que Hutto a écrit sur cette expérience nous a permis de beaucoup mieux connaître les oies sauvages. De toute évidence, il est parvenu à établir avec elles une relation mutuellement bénéfique. Alors qu’elles allaient mourir [car les œufs étaient abandonnés], les oies ont finalement eu l’opportunité de vivre, qui plus est une véritable vie d’oies sauvages, et non une vie captive et atrophiée. Hutto, de son côté, a beaucoup appris sur ces animaux et a eu la possibilité d’établir avec eux une relation transcendant la barrière des espèces. » (p. 261)
Or, cette intervention aurait pu donner lieu à une tout autre histoire dans laquelle les oies n’auraient pas pu vivre leur vie d’oies sauvages. Il n’en est rien, et cela montre que la non-interférence n’est pas le seul choix éthique possible des individus lorsqu’ils établissent des relations avec des animaux sauvages.
Les humains et les animaux circulent entre communautés et l’établissement des frontières est parfois compliqué.
« Le respect de la souveraineté, celle des animaux mais aussi celle des humains, pourrait prendre une forme mixte ; nous pourrions en effet délimiter des territoires souverains tout en établissement des droits de passage ou « droits de corridor » permettant aux étrangers de les traverser. Tout comme les êtres humains ont besoin de corridors pour traverser les territoires des animaux sauvages ont besoin de corridors pour traverser des régions où la densité de population humaine est élevée, afin de ne pas être pris au piège de la pression démographique, du changement climatique, etc. » (p. 267)
Les communautés doivent donc bénéficier d’un territoire protégé de toute domination extérieure et de toute dégradation, et qu’au niveau interne ils puissent évoluer selon leurs propres mécanismes.
Au même titre que le principe de non-interférence est trop extrême selon les auteurs, la notion de frontière ne signifie pas pour eux une stricte séparation géographique. En effet, pour eux : « Partager le monde avec les animaux, ce serait établir avec eux diverses formes de relations souveraines. » (p. 270) Trois types de cas peuvent alors se distinguer :
L’établissement des frontières entre les différentes souverainetés devra tenir compte des « données du terrain », c’est-à-dire connaître la faune et la flore des territoires. Les animaux sauvages doivent être reconnus comme résidents de ces lieux et de ces régions. Ces espaces sont à considérer comme des territoires sur lesquels les animaux sauvages sont en droit d’exercer leur souveraineté. Nous n’avons donc pas droit de les coloniser ou de déplacer les citoyens qui y vivent. En d’autres termes, les activités humaines devraient être redéfinies dans le cadre de réciprocité entre les communautés souveraines et égales.
En respectant la citoyenneté des animaux, bien des espaces seraient sauvegardés et certains libérés de l’occupation humaine :
« Prenons l’exemple des immenses territoires aujourd’hui affectés par l’élevage, soit de façon directe, dans le cas des terres qui font office de pâturage, soit de façon indirecte, dans le cas des terres consacrées aux monocultures d’aliments pour animaux domestiques. Ces pratiques ont décimé les populations d’animaux sauvages ainsi que leurs diversité. Avec la fin de l’élevage, ces régions pourraient tout simplement être restituées aux animaux sauvages. Elles pourraient également être partagées avec les êtres humains à condition que ceux-ci s’engagent à adopter des pratiques durables dans les domaines de l’agriculture, de l’extraction des ressources ou des activités de loisir. Les haies, les forêts bien gérées et diverses activités agricoles (lorsque celles-ci n’impliquent pas le labour) sont par exemple parfaitement compatibles avec la diversité des espèces. » (p. 274)
Avec connaissances et les outils actuels, l’analyse des écosystèmes peut nous aider à déterminer quels territoires doivent être « ré-ensauvagés, quels territoires doivent être partagés au travers de symbiotiques stables, et quels territoires peuvent au contraire continuer à être gérés et « développés » par les êtres humains. » (p. 275)
Les risques auxquels les communautés sont volontairement soumises doivent être répartis de manière équitable, réfléchie et justifiée. Pour cela, trois conditions sont à considérer :
La théorie de la souveraineté des animaux sauvages nous engage donc à respecter des principes d’équité, de réciprocité et de compensation.
« Cela signifie que nous devrions non seulement relocaliser et/ou repenser nos voitures, nos routes, nos bâtiments et autres infrastructures de façon à réduire leur impact sur les animaux. Cela signifie également que lorsque des animaux sont blessés involontairement par des activités humaines en dépit de tout ce qui a été mis en œuvre pour minimiser les risques, nous devrions créer des centres de sauvetage pour les rééduquer et, peut-être espérer, les relâcher dans la nature. » (p. 289)
Comment adapter un processus politique comparable à celui des êtres humains pour les animaux sauvages ?
Dans la mesure où, de manière générale, les animaux sauvages ne sont pas en position de se défendre physiquement face aux interférences humaines, qu’ils ne peuvent nullement se représenter eux-mêmes dans des négociations diplomatiques ou des organismes internationaux, qu’ils ne peuvent décider collectivement de déléguer la responsabilité de la protection de leurs intérêts souverains ; la manière la plus raisonnable et envisageable de faire respecter la souveraineté animale serait qu’ils soient représentés de façon indirecte par des mandataires humains favorables au principe de souveraineté animale (ce qui est similaire à la proposition de représentation des animaux domestiques).
Les animaux liminaires sont les animaux sauvages qui vivent en compagnie des humains. On compte par exemple parmi eux : les écureuils, les ratons laveurs, les rats, les étourneaux, les moineaux, les pigeons, les oies, les mouettes, etc. A ceux-ci, il est possible d’ajouter les animaux qui vivent à la périphérie des villes comme les cerfs, les coyotes, les renards ou les mouffettes.
Les raisons qui poussent ces animaux liminaires à vivre parmi les humains peuvent s’expliquer par deux raisons principales :
Cependant, les êtres humains ont tendance à opposer nature et civilisation, ce qui engendre aujourd’hui plusieurs problèmes à propos des animaux liminaires :
La situation des animaux liminaires se révèle paradoxale puisque, d’un point de vue évolutif, ils appartiennent aux espèces animales ayant connu la plus grande réussite, car ils ont découvert de nouvelles façons de survivre et de prospérer dans un monde dominé par les êtres humains mais, d’un point de vue juridique et moral, ils sont les moins reconnus et les moins protégés.
En effet, nous reconnaissons parfois la maltraitance que nous pouvons exercer sur les animaux domestiques et sauvages mais aucunement celle que nous faisons subir aux animaux liminaires, car leur présence est perçue par de nombreuses personnes comme un affront à la conception de l’espèce humaine. Par conséquent, peu de voix s’élèvent pour protester contre les massacres dont ils sont régulièrement victimes, et peu de lois les protègent.
Afin de changer cette dynamique et reconnaître les animaux liminaires, et puisqu’ils habitent déjà dans nos villes, pourquoi ne pas leur accorder le statut de citoyen comme aux animaux domestiques ?
Impossible affirment les auteurs car, contrairement aux animaux domestiques, les animaux liminaires ne sont pas préparés à la vie citoyenne, justement par le processus de domestication : « La domestication présuppose et contribue au développement de relations fondées sur la coopération, la communication et la confiance entre les humains et les animaux, qui sont des conditions sine qua non de la citoyenneté. […] Les êtres humains et les animaux domestiques ne peuvent établir des relations de concitoyenneté qu’à condition d’avoir été socialisés à cette fin, or la confiance et la coopération sont des éléments indispensables de ce processus de socialisation. » (p.302)
Les animaux liminaires ne sont pas domestiqués, ils ne font pas confiance aux humains et évitent tout contact avec eux. Il pourrait être envisagé de les domestiquer mais cela nécessiterait de les enfermer, de briser leurs familles, de contrôler leur reproduction, de leur imposer des changements de vie drastique ; en bref, un viol de leurs libertés fondamentales, comme nous avons violé celles des animaux sauvages au cours du processus de domestication.
« Nous devons donc admettre que les animaux liminaires ne sont ni souverains de leurs propres territoire ni concitoyens de notre territoire. » (p. 303)
Il est vrai que, d’un point de vue évolutif, les animaux liminaires se distinguent par leur capacité à survivre, et dans bien des cas à prospérer en tirant parti des opportunités offertes par les lieux d’habitation humaine en matière d’abris, de nourriture et de sécurité (s’ils choisissent de vivre parmi nous, c’est peut-être aussi tout simplement parce que nous avons colonisé les meilleurs endroits en termes de climat et de sources d’eau).
Il n’en demeure pas moins vrai que pour les animaux liminaires, comme pour les animaux sauvages, la disparition de l’être humain serait accueillie avec joie. Il est indéniable que l’activité humaine pèse lourdement sur leur mode de vie, ne serait-ce qu’à travers le changement climatique, la destruction de l’habitat, l’abattage délibéré, la pollution, les pesticides, ou les morts causées par les routes.
En revanche, cette disparition serait plus compliquée à surmonter pour les animaux domestiques. Sans les humains, la plupart d’entre eux succomberaient rapidement à la famine, au froid, à la prédation ou à la maladie.
A la différence des animaux domestiques, les animaux liminaires ne dépendent d’aucun être humain. Leur dépendance est impersonnelle, elle est liée aux lieux d’implantation humaine dans leur ensemble.
Aujourd’hui, la tendance à cataloguer les humains et les animaux conduit à une logique binaire : citoyen et étranger. Les auteurs pensent que la meilleure manière de qualifier les relations humains/animaux liminaires pourrait se placer entre les deux avec la notion de résidents.
Ainsi, l’équité de cette relation dépend en grande partie de la manière dont nous définissons les droits et les responsabilités envers eux.
Pour développer cette notion de « résidentialité » des animaux liminaires, les auteurs s’inspirent de situations humaines impliquant des individus dotés d’un statut de résident (des individus vivant dans une société, souhaitant y rester, sans pour autant y devenir des citoyens à part entière).
Leur lien avec les humains varie selon le cas des animaux liminaires qui peuvent ainsi être distingués en plusieurs types :
Ces différents groupes doivent être considérés comme des résidents qui ne seraient perçus ni comme des étrangers ni comme des sujets pour des programmes d’expulsions, voire d’extermination.
Les animaux de ce type témoignent d’une flexibilité qui leur permet de prospérer dans des régions développées, sans pour autant perdre leur capacité, en tant qu’espèce, à survivre dans un contexte sauvage.
« La plupart des espèces animales, à condition d’en avoir le temps, peuvent s’adapter à des contextes écologiques nouveaux. Mais certaines espèces sont plus douées que d’autres à cet égard. Les espèces opportunistes sont des espèces capables de s’adapter rapidement à un large éventail de contextes, et tout particulièrement aux environnements humains. » (p. 310)
Selon les auteurs, ce type d’animaux liminaires comprend les écureuils gris, les ratons laveurs, les canards colverts, les mouettes, les corbeaux, les chauves-souris, les cerfs, les renards, les faucons, etc.
Les auteurs supposent que sans obligations de vivre parmi les humains, les opportunistes sont parmi eux par choix.
Certains disent alors que si c’est un choix alors nous n’avons aucune obligation relationnelle envers eux.
A cela, les auteurs répliquent que ce choix n’a rien d’absolu dans la mesure où, en tant qu’individus, ces animaux n’ont pas toujours la possibilité de faire des allers et retours entre des contextes sauvages et des contextes liminaires, et certains sont piégés avec les humains : « A un niveau individuel, il est souvent judicieux de considérer les opportunistes comme des membres permanents de nos communautés n’ayant pas la possibilité de retourner à l’état sauvage. » (p. 311)
De nombreux animaux liminaires opportunistes, pour ne pas dire la majorité, sont ici chez eux : « ils sont les descendants des premiers opportunistes qui ont migré vers la ville, et ils n’ont plus la possibilité de retourner vivre dans la nature et leur démographie. Ils n’ont nulle part où aller : nos espaces sont donc également les leurs. » (p. 312)
Il s’agit des espèces animales attachées à une niche, c’est-à-dire à une ou plusieurs activités humaines spécifiques.
Par exemple :
« Les espèces spécialisées sont vulnérables face aux changements de leurs environnements anthropisés, particulièrement s’ils sont rapides. » (p. 314)
Ces introductions peuvent être délibérées, comme dans le cas d’un chasseur qui souhaite voir se répandre sa proie favorite ou la volonté de réguler la présence d’une espèce invasive par un prédateur.
Cela représente aux yeux des auteurs, et à la suite de ce qui a été en amont, un viol des droits de base des animaux. Les crapauds buffles en Australie par exemple.
Il est à noter que ces introductions sont parfois involontaires et résulter du fruit de négligences humaines.
« Lorsqu’une introduction a lieu, une campagne d’extermination n’est pas une réponse acceptable. Nous devons trouver d’autres façons de répondre aux défis que ces espèces exotiques posent tant aux humains qu’aux espèces autochtones. » (p. 317)
Cette solution passerait par un le statut de résident.
« Féral » = animal domestique qui ne vit plus sous le contrôle humain tels que les chats et les chiens abandonnés, mais aussi les cochons, les bœufs, les chèvres, les buffles et les chameaux.
Ces animaux relâchés de toutes relation humaine deviennent des liminaires opportunistes s’ils s’adaptent au milieu urbain humain, comme ce fut le cas pour les pigeons. Les chats et les chiens, selon les individus, peuvent également se débrouiller sans assistance humaine.
Les auteurs donnent en exemple le sanctuaire des chats de Rome où les félins vivent entre eux. Un programme médical est en place et des visites de citoyens humains sont possibles.
Les poules férales de Key West en Floride sont un autre exemple. Elles descendent de poules échappées ou abandonnées par les habitants du Key West. On leur attribue le mérite de limiter la population de scorpions, ainsi que celles de bestioles indésirables, et elles confèrent à la vie à Key West un pittoresque unique.
De manière générale, les animaux féraux sont perçus comme des étrangers nuisibles dont il faut se débarrasser. Pourtant, « En tant qu’anciens animaux domestiques (ou descendants de ces derniers), les animaux féraux nous offrent une opportunité unique de mieux comprendre les animaux domestiques, et ils nous permettent d’imaginer ce que pourrait être dans le futur une relation entre les humains et les animaux domestiques davantage propice à l’indépendance et à l’expression de l’agentivité de ces derniers. » (p. 320)
Au terme de cette distinction des animaux liminaires, les auteurs s’apprêtent à poursuivre leur étude sur la résidentialité, mais ils constatent que les études manquent sur le sujet. Ils s’inspirent donc des cas humains par la suite.
Qu’il s’agisse des humains comme des animaux, nous avons tendance à les placer dans des catégories. Pourtant, celles-ci n’ont rien d’absolue mais elles semblent conforter l’idée que les Etats modernes aiment que les citoyens soient clairement identifiés : une place pour chacun, et chacun à sa place.
Pourtant, il a toujours existé, et il existera toujours des individus qui, tout en résidant sur un territoire et souhaitant continuer à y vivre, se sentent inadaptés ou indifférents à l’exercice de la citoyenneté.
Ce type de personnes constitue ce que les auteurs nomment des résidents dont ils distinguent deux formes dans les Etats modernes :
Les individus veulent vivre parmi nous, mais ils ne souhaitent pas être nos citoyens.
Par exemple, les Amish aux Etats-Unis ou les Tziganes en Europe, ou encore, certains, parfois plus radicaux qui agissent par le refus de voter, participent à une économie clandestine, ou en devenant un ermite ou en vivant dans la rue.
Qu’il s’agisse de raisons idéologiques, religieuses ou culturelles, ces individus, ou groupes d’individus, ne peuvent ou ne veulent pas participer au projet social de la citoyenneté propre à l’Etat moderne. Ils préfèrent par conséquent renoncer à la citoyenneté et négocier des formes alternatives de résidentialité.
Ce genre d’ajustement d’affiliation aux règles de l’Etat moderne ne semble pas injuste ou insensés pour les auteurs
Néanmoins, ils émettent des réserves quant aux conditions d’acceptation des diverses revendications de résidentialité, car toutes ne sauraient être légitimes. Accepter le désengagement citoyen nécessite d’excellentes raisons…
Il est important que le désengagement découle de leurs convictions profondes.
Les auteurs disent également que ces groupes ne peuvent être entièrement autonome dans la mesure où les Etats doivent accepter leur présence. Certains Etats modernes sont trop strictes pour tolérer des groupes plus ou moins en marge de leur modèle de citoyenneté.
De nombreuses questions restent donc en suspend, comprenant notamment la manière de ne pas créer de charges inéquitables, de violations de droits individuels ou encore d’engendrer des formes d’intolérance. Tels sont les défis soulevés par cette forme de résidentialité.
Il s’agit de la résidentialité issue des migrations internationales.
« Dans ce cas, sans nécessairement être opposés à la citoyenneté moderne en tant que telle pour des raisons d’ordre culturel ou religieux, les migrants ne souhaitent pas devenir citoyens leur pays de résidence. Peut-être continuent-ils à considérer qu’ils participent avant tout aux projets citoyens de leurs pays d’origine, mêmes lorsqu’ils vivent à l’étranger pendant de longues périodes. Par conséquent, ils veulent obtenir un statut de résidents mais non de citoyens. Dans ces cas, nous pouvons parler de résidentialité migratoire. » (p. 331)
Les migrants dont il est ici question ne sont pas des visiteurs (touristes, voyageurs d’affaires, étudiants, etc.) ni des immigrants traditionnels recrutés en contrepartie de l’obtention d’un statut de citoyen ; il s’agit en réalité des personnes intermédiaires à ces deux groupes : ceux qui séjournent à long terme dans un pays sans en être citoyens. En claire, les auteurs parlent des immigrés illégaux et des migrants autorisés à séjourner de façon saisonnière ou semi-permanente sur le territoire d’un Etat pour accomplir certains travaux.
Les immigrants légaux
Aux Emirats arabes unis, Koweït et Arabie Saoudite, ces travailleurs constituent l’ossature de l’économie. En Europe et en Amérique du nord, ces travailleurs migrants occupent généralement de plus petites niches dans le marché du travail, en acceptant souvent des emplois jugés indésirables par les citoyens (cueillir des fruits et des légumes, travailler dans des abattoirs, faire le ménage, etc.).
Refuser des droits à ces personnes est injuste et dangereux dans la mesure où certaines ont fondé un foyer et se révèlent extrêmement vulnérables face aux risques d’exploitation. Des individus désespérés issus de pays pauvres sont souvent disposés à accepter des conditions de vie et de travail très dures.
Il se peut aussi que certains travailleurs saisonniers conservent un projet de vie dans leur pays d’origine. Leur trajectoire sur le territoire étranger est une étape est une étape transitoire pour aider la famille, amasser un peu d’argent en vue d’ouvrir un commerce ou autre. Pour eux, la migration sert un dessein dans leur pays d’origine, et c’est pourquoi la vie citoyenne du pays transitoire ne les intéresse pas ou peu.
« Toute tentative pour contraindre les migrants à s’intégrer à la citoyenneté « représenterait, rapportent Ottonelli et Torresi, un coût qui devrait être en partie assumé par les immigrés eux-mêmes, qui seraient ainsi injustement obligés de dépenser des sommes d’argent qu’ils avaient originellement destinées à leurs projets de vie ». » (p. 333)
Pour que le statut de résident soit juste, il est nécessaire que les droits et les responsabilités de la citoyenneté soient réduits de façon équilibrée et proportionnelle, et que cette réduction ne soit pas imposée de façon unilatérale mais, au contraire, instaurée dans le but de répondre aux intérêts légitimes des deux parties. Cela pourrait par exemple prendre la forme suivant :
Les immigrants illégaux
Dans la mesure où le projet migratoire des immigrants clandestins est temporaire, les auteurs pensent qu’ils doivent bénéficier, sous certaines conditions, d’un statut de résidents, voire de citoyen pour certain cas. Tout d’abord, des mesures dissuasives peuvent être mises en place pour inciter à ne pas entrer illégalement sur un territoire.
« Dans certains cas, ils [les immigrés clandestins] sont à tel point intégrés que leur pays de résidence est devenu leur véritable et unique foyer. Ils y ont peut-être fondé une famille, et peut-être se sentiraient-ils même étrangers à leurs pays d’origine s’ils y retournaient. Dans ces conditions, les amnisties [prolongement de séjour légal suite à une présence illégale de longue durée sur le territoire] devraient conduire à attribuer à ces migrants un statut de citoyens à part entière. Dans d’autres cas, en revanche, les immigrés clandestins ont maintenu des relations étroites avec leur pays d’origine, et s’ils ont migré, c’est avant tout pour atteindre des buts liés à leur terre natale. Dans ces situations, ce peut être une solution juste de leur attribuer un statut de résidents, comme nous le faisons pour les travailleurs ayant migré dans le cadre de la loi. » (p. 336)
« Dans la réalité, les politiques migratoires de nombreux pays sont souvent hypocrites. Ils ferment les yeux sur l’immigration clandestine parce que l’immigration légale est pour ainsi dire difficile à vendre, mais les travailleurs jouent un rôle crucial dans l’économie. En autorisant les migrants à entrer tout en leur refusant un statut légal, les Etats échappent à la responsabilité de leur accorder les droits et les bénéfices de la résidentialité, et l’industrie tire profit des pressions à la baisse sur les salaires. » (p. 337)
Pour conclure cette sous-partie, les auteurs déclarent que le statut de citoyen est celui qui protège le plus solidement l’égalité morale des individus. Ainsi, pour que le statut de résident ne soit pas instrumentalisé, il doit répondre à 3 grands principes :
L’analogie entre résidentialité humaine et animale est sensée dans la mesure où les deux sont confrontés à des dynamiques d’exclusion et d’occultations similaires.
Ainsi, la résidentialité pour les animaux reprend les principes fondamentaux de celle des humains :
Pour éviter une telle situation, différentes mesures peuvent être prises. Tout d’abord, il est important que les protections juridiques dont jouissent les résidents ne restent pas lettre morte, et qu’elles soient réellement appliquées. Ainsi, lorsque nous concevons des routes et des bâtiments, les régulations destinées à réduire les nuisances envers les animaux liminaires devraient être rigoureusement respectées, tout comme les lois concernant les morts provoquées par des négligences (accidents de la route, accidents impliquant des machines de construction ou des machines de construction ou des machines agricoles, etc.).
Des différences fondamentales seront acceptées entre les humains et les animaux, comme la prédation. Interdite chez les humains, elle sera autorisée pour les animaux car certains d’entre eux sont des prédateurs et d’autres des proies.
Cela s’explique par le fait que la vie des animaux liminaires implique des niveaux de risque qu’il serait inconcevable d’accepter pour les humains.
De plus : « Grâce à cet arrangement réciproque réduisant les bénéfices mais aussi les devoirs des deux partis, nous pouvons épargner les animaux liminaires les limitations drastiques de leur liberté. Cet arrangement réduit également les responsabilités de la communauté et les protections dues aux citoyens. » (p. 342)
Cette position est défendue par les auteurs en partant du principe que les animaux liminaires :
Il peut arriver qu’un animal liminaire recherche la compagnie humaine, ou que suite à un accident, il soit recueilli et soigné par des humains et ne puisse ou ne veuille retourner à la vie sauvage. Il peut alors s’avérer bénéfique d’accorder à ce type d’animal le statut de citoyen.
Il faudra néanmoins contrôler que les liens humains/animaux liminaires ne s’établissent pas volontairement car cela engendre généralement des conflits. En effet, nourrir les animaux mène à l’accroissement de leur population qui peut alors les faire passer pour nuisibles.
« Les animaux liminaires résident parmi nous, et leur présence doit donc être acceptée comme une présence légitime. En revanche, nous n’avons pas le droit de les socialiser dans le but d’en faire des citoyens, et ils n’ont en retour pas le droit d’obtenir l’ensemble des bénéfices afférents au statut de citoyen. » (p. 343)
Néanmoins, la résidentialité n’implique pas un « laisser faire » de notre part envers les animaux liminaires. Il faut penser à la conception de nos villes, règlementer nos activités en tenant compte de leurs intérêts et leurs droits.
Les animaux (liminaires) sont comparables à des enfants ou à des personnes dotées de capacités intellectuelles limitées, qui ont parfois besoin d’être surveillées et contrôlées pour leur sécurité comme pour la nôtre.
A la manière de pigeonniers qui permettent de réguler la population des pigeons et des coyotes en bordure des villes qui intimident les chats à aller en forêt pour y chasser et décimer des populations d’oiseaux, les auteurs montrent que les stratégies de contrôle de la population et de la mobilité des animaux liminaires (barrières, mesures dissuasives, réduction de la nourriture disponible, corridors d’habitats, etc.) sont plus efficaces que les tentatives d’éradication et de relocalisation traditionnellement mises en œuvre.
En somme, le statut de résident est complexe, difficilement définissable. Il donne lieu à des incompréhensions, des divergences d’opinion et, sans doute, des relations de subordination ou tout simplement de négligence. Mais il permet de garantir un minimum d’équité morale, d’autonomie, d’épanouissement individuel et communautaire.
Toutes ces théories peuvent-elles avoir une véritable influence sur les campagnes et les débats qui ont lieu dans le monde ?
Face au constat que nos sociétés se sont construites sur l’exploitation des animaux, il est à craindre que les arguments moraux qui forment les théories mentionnées dans cette étude n’auront que très peu d’impact à court terme.
Néanmoins, si ce n’est pas les arguments moraux, il est à croire que la nature elle-même brise en partie la relation que nous entretenons actuellement avec les animaux. En effet, une étude de l’ONU montre qu’en 2025, il n’y aura plus assez d’eau et de terre pour soutenir le régime alimentaire carné de 8 milliards d’êtres humains (la production ne pourra plus être ni suffisante ni supportable écologiquement). Par conséquent, la viande (et les produits industriels qui découlent des animaux) soit disparaîtra de nos assiettes soit deviendra un produit de luxe. De ce fait, l’exploitation animale s’effondrera d’elle-même.
De plus, exprimer les arguments moraux contenus dans cet ouvrage permet de contribuer au changement progressif de la sensibilité morale générale grâce à l’établissement des relations empathiques, d’arguments scientifiques, ainsi que de la curiosité des individus.
Bien que, actuellement, la colonisation et l’exploitation des animaux ne cessent de prendre de l’ampleur à travers le monde, nombre d’humains ont déjà expérimentés de nouvelles façons d’entrer en relation avec les animaux parmi lesquels bon nombre ont été évoquées comme :
Ces exemples illustrent la volonté des humains d’établir de nouvelles relations, plus éthiques, avec les animaux.
Pierre Slama