Publié le 12/04/2020

Zoopolis, ou la ville des citoyens humains et animaux

Sue Donaldson et Will Kymlicka, deux chercheurs et philosophes canadiens, dans leur ouvrage Zoopolis (publié en France chez Alma Editeur en 2016) partent du constat que la Théorie des Droits des Animaux (TDA) est trop limitée dans son approche car elle se résume à la réflexion suivante : les animaux domestiques doivent disparaître car ils sont le fruit de l’instrumentalisation humaine et les animaux sauvages doivent rester en dehors de toute relation avec les humains. Ils veulent donc dépasser cette idée d’absence de relation avec les animaux afin d’établir des liens plus justes. Ce billet est une tentative de synthèse de leur réflexion.

Droits et Citoyenneté

Accorder la citoyenneté aux animaux implique des « droits » inhérents à chaque citoyen.

Les auteurs distinguent dès le départ deux types de droits : les droits universels et les droits citoyens :

  • Les droits universels peuvent se résumer par les injonctions suivantes :

o   Ne pas se faire tuer

o   Ne pas se faire torturer

o   Ne pas se faire violer

o   Ne pas se faire enfermer

o   Ne pas être réduit en esclave

o   Ne pas être privé de moyens de subsistance

  •  Les droits citoyens se réfèrent à l’appartenance à une communauté politique particulière, impliquant le fait de constituer un fragment du peuple. Les droits de résider, de circuler ou encore de participer à l’édification des lois participent de ces droits.

Si l’objectif vise à octroyer des droits citoyens aux animaux alors quels sont les critères d’attribution de ces droits ? Pour répondre à cette question, les auteurs distinguent trois fonctions de la citoyenneté :

  •  La nationalité : assignation des individus au territoire d’un Etat
  • La souveraineté populaire : en démocratie, l’Etat n’appartient ni à Dieu ni à une dynastie ou à une caste particulière mais au peuple (et aujourd’hui, en début 2020, à l’idéologie néo-libérale)
  • La participation à la vie politique (ou agentivité) démocratique : être coauteur des lois et pas seulement un bénéficiaire passif

Selon les auteurs, ces trois dimensions jouent un rôle fondamental dans la réflexion de la notion de citoyenneté. Pourtant, dans la majorité des débats, l’attention concerne presque exclusivement la troisième. Il s’avère que, à l’instar des enfants et des personnes atteintes d’un handicap mental grave, qui se révèlent incapables de participer pleinement à la vie politique à travers des débats ou le vote, et qui sont tout de même considérés comme des citoyens, les animaux ne devraient pas souffrir d’un statut différent.

 

Finalement, la condition principale requise pour se voir attribuer le statut de citoyen est ce que les auteurs appellent la sentience, c’est-à-dire la capacité d’éprouver des choses subjectivement, d’avoir conscience de soi. En effet, il est aujourd’hui scientifiquement prouvé qu’un grand nombre d’animaux possède la capacité de ressentir de la douleur, de la peur, du plaisir et diverses émotions, et donc d’avoir des intérêts personnels à défendre.

 

 Il va de soit que dans la théorie des auteurs, les trois dimensions précitées de la citoyenneté concernent les humains autant que les animaux, et cela à propos des trois catégories qu’ils distinguent parmi ces derniers :

  • Les animaux domestiques : transformés et soumis au service ou au plaisir des humains
  • Les animaux liminaires : les animaux qui vivent avec les humains de manière autonome et de façon libre comme les pigeons, le moineaux, les rats, les écureuils, etc. Ces animaux semblent invisibles aux yeux des humains et des théories sur les animaux sauf quand ils se révèlent être nuisible
  • Les animaux sauvages : ceux qui sont exclus des relations avec les humains (bien que cela se révèlent relativement impossible dans la mesure où les actes des humains impactent aujourd’hui la Terre entière).

Citoyenneté pour les animaux domestiques

La domestication, pour les auteurs, se définit selon les termes suivants :

  • Le but de la domestication : l’élevage et l’usage du corps des animaux pour « satisfaire certains besoins et certains désirs » des humains
  • Le processus de la domestication : le travail de la reproduction sélective et de manipulation génétique effectué par les êtres humains pour adapter la nature des animaux à des fins particulières
  • Le traitement des animaux domestiques : Les êtres humains doivent prendre soin des animaux pour subvenir à leurs besoins.
  • L’état de dépendance des animaux domestiques : les conditions auxquelles ils sont adaptés exigent en effet une attention constante de la part des êtres humains.

 Les auteurs soutiennent par la suite que :

  • Traiter les animaux domestiques avec justice exige de reconnaître qu’ils sont membres de notre société et de les intégrer dans des conditions équitables à notre organisation socio-politique
  • Le meilleur moyen d’intégrer les animaux domestiques à notre société consiste à leur accorder le statut de citoyen au même titre que les humains, étant donné qu’ils possèdent les capacités requises pour être citoyens. Ils sont en effet conscient d’eux-mêmes, capables de communiquer, de coopérer, de transmission, etc.

Les implications d’appartenance sociale et de citoyenneté peuvent être évaluées selon neuf domaines distincts (qui n’ont rien d’une liste exhaustive) selon les auteurs :

  • La socialisation de base : qu’il s’agisse de jeunes humains ou animaux, la socialisation est une étape fondamentale pour apprendre, découvrir, comprendre et arpenter le monde. Les auteurs citent de nombreux exemples qui témoignent de la capacité de socialisation chez les animaux domestiques, que ce soit auprès d’autres animaux ou des êtres humains. Ainsi, la socialisation est distincte du dressage (qui vise à modeler un individu dans une forme de servitude et non en vue d’un épanouissement personnel) et est un processus de développement temporaire destiné à transformer les individus en membres à part entière de la communauté.
  • La mobilité et le partage de l’espace public :

o   Interdiction d’enfermer ou confiner les animaux domestiques et accessibilité à une mobilité suffisante à l’épanouissement

o   Réduire au maximum les inégalités de mobilité entre individus et groupes d’individus

o   Garantir la reconnaissance et le respect de chacun dans le processus de mobilité afin de ne pas en faire un marqueur d’infériorité social (comme cela fut le cas pour les Noirs aux Etats-Unis ou les Juifs de l’Allemagne Nazie dont les déplacements étaient extrêmement limités)

  • Les devoirs de protection : dans la mesure où nous (humains) avons accueilli ces animaux domestiques dans notre société, nous avons le devoir de les protéger, et cela au même titre que des citoyens humain.
  • L’utilisation de produits animaux : dans la logique du welfarisme (encore actuelle), les animaux sont perçus de façon purement instrumentale pour servir les humains, ce qui implique une exploitation dont il est extrêmement compliqué pour eux de se défaire. Or, exploiter des animaux, pour produire des œufs ou du lait par exemple, est contradictoire avec le projet social de citoyenneté, car cela équivaut à les en exclure. En effet, la principale cause d’exploitation des animaux, c’est leur commercialisation. Par conséquent, considérer les animaux comme citoyens entrainera une perte de productivité : nourriture, produits cosmétiques (qui sont testés sur les animaux), etc. Soit certains produits (comme la viande, le lait, certains cosmétiques, etc.) disparaîtront soit ils deviendront luxueux.
  • L’utilisation du travail animal : dans la majorité des cas, l’élevage des animaux domestiques relève de l’exploitation, ils ne sont pas amenés à développer leurs intérêts ou leur potentiel ; ils sont modelés pour servir les humains. L’objectif consisterait à changer cela et à forger des conditions de travail dignes (avec temps de repos, conditions non stressantes, possibilité d’établir des relations sociales et d’explorer le monde). Leur travail devrait s’inscrire dans une dynamique sociale de bénéfices réciproques, à l’image de moutons qui tondent les pelouses dans les ville.
  • Les soins médicaux : actuellement, « la majorité des animaux domestiques et d’élevage sont soumis à toutes sortes de procédés médicaux (hormone de croissance, castration, ablation des griffes, du bec, des cordes vocales, écourtage de la queue et des oreilles, etc.), la plupart du temps dans l’intérêt exclusif des êtres humains qui cherchent à accroître leur productivité, leur docilité et leur attractivité. » (p.201-202) Nous sommes loin du souci d’épanouissement et du bien-être animal. Néanmoins, ces mêmes animaux ont un droit imprescriptible de recevoir des soins vétérinaires, et assumer ces obligations pourrait passer par la mise en place d’un programme d’assurance-maladie pour les animaux.
  • Le sexe et la reproduction : les êtres humains ont arrachés les animaux aux conditions naturelles dans lesquelles la sélection naturelle règne pour devenir des individus aptes. Or, être « apte, pour un animal domestique, c’est être en mesure de s’épanouir dans une société mixte humano-animale. Cela signifie que les êtres humains, ou du moins dans un futur proche, continueront à exercer un certain contrôle sur la reproduction des animaux domestiques, dans l’intérêt de ces derniers. Lorsqu’ils offrent aux animaux un éventail de partenaires possibles, les êtres humains devraient sélectionner ces partenaires de façon à ce que leurs descendants potentiels aient non seulement une bonne santé, mais également une capacité optimale à s’épanouir dans une société mixte fondée sur la citoyenneté animale, et non sur l’exploitation des animaux. » (p. 210 – 211).
  • La prédation et le régime alimentaire : Certains animaux comme les chèvres, moutons, vaches, chevaux, etc. peuvent se débrouiller seuls pour se nourrir. Concernant les chiens, ils peuvent adapter leur régime pour éviter de manger d’autres animaux. Avec le temps et les siècles, ils sont devenus omnivores au contact des êtres humains. Un régime adapté, avec la dose de protéines adéquate, peut être réalisable afin de ne pas utiliser d’autres animaux pour les nourrir. Les chats sont les seuls animaux domestiques réellement carnivores et il est inconcevable de les nourrir du reste d’autres citoyens animaux. Les options sont alors les suivantes : 1) laisser les chats chasser, 2) les nourrir d’animaux mort (de cause naturelle), 3) inventer une « frankenviande » développée en laboratoire à partir de cellule souche, 4) laisser les chats manger des œufs produits par des poules domestiques (à condition que ces poules soient élevées dans des conditions de dignité citoyenne).
  • La représentation politique : « Il ne s’agit évidemment pas d’offrir le droit de vote aux animaux domestiques, car à l’image de nombreuses personnes souffrant d’un handicap mental grave, ils ne sont pas capables de comprendre les programmes des différents candidats ou partis politiques. » (p. 217) Dans cette perspective, il pourrait être avisé « d’inscrire dans la Constitution l’existence d’une autorité publique indépendante – une sorte « d’office des défenseurs de l’environnement » – qui aurait à charge de garantir que les intérêts des générations futures et des espèces non humaines soient pris en compte dans les décisions politiques. » (p. 217)

La souveraineté des animaux sauvages

Les animaux sauvages sont exposés à trois grands types d’impacts :

  • Une violence directe et intentionnelle : la chasse, la pêche et le piégeage bien sûr, mais aussi la capture d’animaux sauvages destinés à fournir les zoos et les cirques, ou répondre à la demande d’animaux de compagnies exotiques et à celle des collectionneurs de trophées de chasse, l’abattage d’animaux dans le cadre de programmes de gestion de la faune sauvage, et enfin les expérimentations menées sur les animaux sauvages au nom de la recherche scientifique.
  • La perte d’habitat. Les êtres humains ne cessent en effet d’empiéter (que ce soit pour s’y installer, pour y exploiter des ressources ou pour leurs loisirs) les territoires habités par les animaux. Non seulement ils saccagent leurs habitats, mais ils détruisent également l’espace, les ressources et l’intégrité des écosystèmes dont ceux-ci ont besoin pour vivre.
  • Les préjudices indirects causés par nombre d’infrastructures et d’activités humaines qui font peser un risque grave pour les animaux (les lignes aériennes, mais aussi les effets de la pollution et du changement climatique).

Définir la souveraineté des animaux sauvages

Certains animaux sauvages possèdent une existence subjective, une conscience, ce qui implique d’établir un traitement respectueux à travers un ensemble de droits inviolables. Cela, au même titre que pour des êtres humains pour qui, lorsque des vies sont en jeu, admettent qu’il est impossible de sacrifier les droits inviolables des individus pour protéger un écosystème. A partir de là, les auteurs estiment qu’un principe similaire peut être trouvé avec les animaux.

 

Serait-il envisageable que la souveraineté des animaux sauvages passe par la reconnaissance de leur communauté, et par conséquent par un cadre légal, une organisation institutionnelle, étatique ?

 

Les auteurs estiment que ce serait une erreur.

 

En effet, ce n’est pas une organisation structurée par des textes législatifs et/ou une chaîne de commandement institutionnelle qui permet de considérer une communauté souveraine. Ils prennent pour exemple que la plupart des communautés humaines dans l’histoire ont été des « sociétés régies exclusivement par la coutume, sans Etat. » (p. 242)

 

Défendre la souveraineté par des textes législatifs et/ou une chaîne de commandement institutionnelle comme un Etat, est une manière d’affirmer, voire d’imposer, arbitrairement un modèle de souveraineté. C’est d’ailleurs par cette logique qui servit les théories des « impérialistes pour déposséder les peuples indigènes de leur territoire et de leur autonomie car rappellent Keal et Anaya (deux auteurs cités dans le texte), c’est précisément pour justifier la colonisation des peuples indigènes qu’elles ont été élaborées. Lorsque les théories de la souveraineté sont nées (et l’on pourrait en dire autant du droit international dans son ensemble), leur principal vocation était de justifier le traitement asymétrique réservé aux différents peuples du monde : si les nations souveraines européennes, « civilisées », devaient se rapporter les unes aux autres suivant des règles équitables et librement consenties, les autres peuples pouvaient être conquis et colonisés en raison de leur infériorité supposée. » (p. 243)

 

Ainsi, la souveraineté, pour les auteurs, réside dans la reconnaissance de groupes d’individus capables d’organisation indépendante, de « mécanique spontanée », susceptibles de défendre des intérêts communs. L’objectif est d’offrir aux communautés un espace sûr au sein duquel elles puissent s’épanouir. C’est donc l’autonomie que le principe de souveraineté entend défendre.

 

Comme pour les animaux domestiques, les animaux sauvages sont capables de sociabilité, d’apprentissage, d’adaptation pour survivre et même de transmission et, parfois, de collaboration inter-espèce.

 

« Nous pensons que la compétence des animaux sauvages, ainsi que leur hostilité manifeste envers les interventions humaines, sont des éléments suffisants pour reconnaître leur autorité souveraine et légitime. » (p. 250)

 

Les auteurs optent pour une autonomie des animaux sauvages loin des relations avec les humains mais non totalement absentes pour autant. En effet, une assistance positive et des interventions (rares et réfléchies) peuvent être admises.

 

Limiter les interventions humaines

La souveraineté n’implique pas un « Laisser vivre en paix », aussi nommé principe de non-interférence. Elle sous-entend plutôt un ensemble d’intérêts et de menaces communs. Il s’agit dès lors d’un outil approprié à la protection de la communauté souveraine face aux risques d’une domination étrangère. En résumé, « Ce qui importe, c’est que la valeur de l’autodétermination soit respectée » (p. 254).

 

Or, l’autodétermination n’interdit  pas certaines formes d’intervention. Dès lors, quelques principes fondamentaux à d’éventuelles relations peuvent être identifiées :

  • Devoir d’aider dans les limites de nos capacités et de nos ressources une population d’un Etat étranger soumise à une catastrophe (humaine ou naturelle) et que nous avons la possibilité d’aider et que cette aide n’est pas rejetée.
  • Les procédés utilisés doivent être respectueux de la souveraineté de cette population et de son droit d’autodétermination. Il est interdit de profiter de la vulnérabilité d’une communauté pour saper son indépendance, l’endetter, l’affaiblir ou lui imposer notre propre conception du bien.

Dans le cas des animaux sauvages, une intervention est par exemple possible en cas de prévision d’une chute de météores ou de propagation d’un virus ou encore sauver un animal piégé dans la glace. Il est cependant deux choses que l’on ne peut pas corriger :

  • La prédation
  • Les chaînes alimentaires

Ces deux facteurs sont indispensables à l’autorégulation des communautés d’animaux sauvages ; certains individus doivent mourir pour que d’autres survivent.

 

« C’est une caractéristique regrettable de la nature, mais pour transformer de façon massive ces données naturelles, il serait nécessaire d’intervenir en permanence dans la nature et de la soumettre entièrement à notre contrôle. Non seulement une telle intervention est impossible, mais en même temps si elle était possible, elle saperait complètement la souveraineté des communautés d’animaux sauvages. » (p. 256)

 

Néanmoins, lorsque l’être humain intervient, il est nécessaire qu’il se demande si ces interventions causent réellement plus de bien que de mal. Afin d’illustrer cette interrogation, les auteurs mentionnent l’histoire du naturaliste Joe Hutto qui est parvenu à élever pendant un an 16 dindons avant de les relâcher dans la nature préparés à survivre grâce à son éducation/apprentissage (https://www.dailymotion.com/video/x42gf7u) : « Au bout d’un an, les oies (dans le livre il est question d’oies et dans le documentaire de Dindons) furent sevrées avec succès et commencèrent à vivre dans la nature sauvage. Le livre que Hutto a écrit sur cette expérience nous a permis de beaucoup mieux connaître les oies sauvages. De toute évidence, il est parvenu à établir avec elles une relation mutuellement bénéfique. Alors qu’elles allaient mourir [car les œufs étaient abandonnés], les oies ont finalement eu l’opportunité de vivre, qui plus est une véritable vie d’oies sauvages, et non une vie captive et atrophiée. Hutto, de son côté, a beaucoup appris sur ces animaux et a eu la possibilité d’établir avec eux une relation transcendant la barrière des espèces. » (p. 261)

 

Or, cette intervention aurait pu donner lieu à une tout autre histoire dans laquelle les oies n’auraient pas pu vivre leur vie d’oies sauvages. Il n’en est rien, et cela montre que la non-interférence n’est pas le seul choix éthique possible des individus lorsqu’ils établissent des relations avec des animaux sauvages.

 

A propos des frontières

 Les humains et les animaux circulent entre communautés et l’établissement des frontières est parfois compliqué.

 

« Le respect de la souveraineté, celle des animaux mais aussi celle des humains, pourrait prendre une forme mixte ; nous pourrions en effet délimiter des territoires souverains tout en établissement des droits de passage ou « droits de corridor » permettant aux étrangers de les traverser. Tout comme les êtres humains ont besoin de corridors pour traverser les territoires des animaux sauvages ont besoin de corridors pour traverser des régions où la densité de population humaine est élevée, afin de ne pas être pris au piège de la pression démographique, du changement climatique, etc. » (p. 267)

 

Les communautés doivent donc bénéficier d’un territoire protégé de toute domination extérieure et de toute dégradation, et qu’au niveau interne ils puissent évoluer selon leurs propres mécanismes.

 

Au même titre que le principe de non-interférence est trop extrême selon les auteurs, la notion de frontière ne signifie pas pour eux une stricte séparation géographique. En effet, pour eux : « Partager le monde avec les animaux, ce serait établir avec eux diverses formes de relations souveraines. » (p. 270) Trois types de cas peuvent alors se distinguer :

  • Une séparation territoriale stricte, comme dans les réserves de nature sauvage où l’accès à l’humain est extrêmement restreint.
  • Le partage des communautés humaine et animales spécifiques, tout en étant restreinte aux étrangers.
  • Une conception multidimensionnelle afin de, par exemple, tenir compte des voies migratoires, des corridors et d’autres types d’usages communs.

L’établissement des frontières entre les différentes souverainetés devra tenir compte des « données du terrain », c’est-à-dire connaître la faune et la flore des territoires. Les animaux sauvages doivent être reconnus comme résidents de ces lieux et de ces régions. Ces espaces sont à considérer comme des territoires sur lesquels les animaux sauvages sont en droit d’exercer leur souveraineté. Nous n’avons donc pas droit de les coloniser ou de déplacer les citoyens qui y vivent. En d’autres termes, les activités humaines devraient être redéfinies dans le cadre de réciprocité entre les communautés souveraines et égales.

 

En respectant la citoyenneté des animaux, bien des espaces seraient sauvegardés et certains libérés de l’occupation humaine :

 

« Prenons l’exemple des immenses territoires aujourd’hui affectés par l’élevage, soit de façon directe, dans le cas des terres qui font office de pâturage, soit de façon indirecte, dans le cas des terres consacrées aux monocultures d’aliments pour animaux domestiques. Ces pratiques ont décimé les populations d’animaux sauvages ainsi que leurs diversité. Avec la fin de l’élevage, ces régions pourraient tout simplement être restituées aux animaux sauvages. Elles pourraient également être partagées avec les êtres humains à condition que ceux-ci s’engagent à adopter des pratiques durables dans les domaines de l’agriculture, de l’extraction des ressources ou des activités de loisir. Les haies, les forêts bien gérées et diverses activités agricoles (lorsque celles-ci n’impliquent pas le labour) sont par exemple parfaitement compatibles avec la diversité des espèces. » (p. 274)

 

Avec connaissances et les outils actuels, l’analyse des écosystèmes peut nous aider à déterminer quels territoires doivent être « ré-ensauvagés, quels territoires doivent être partagés au travers de symbiotiques stables, et quels territoires peuvent au contraire continuer à être gérés et « développés » par les êtres humains. » (p. 275)

 

Injustice de conquête de territoire

Les risques auxquels les communautés sont volontairement soumises doivent être répartis de manière équitable, réfléchie et justifiée. Pour cela, trois conditions sont à considérer :

  • Lorsque les risques imposés sont absolument inhérents à la réalisation de certains objectifs légitimes, qu’ils sont proportionnels à leur bénéfice et non simplement le fruit de la négligence ou de l’indifférence.
  • Lorsque les risques et les bénéfices qui en découlent sont équitablement partagés, c’est-à-dire lorsque les personnes exposées aux risques dans certains contextes peuvent bénéficier des risques dans d’autres contextes, à la différence des situations où un groupe spécifique est continuellement victime de risques imposés.
  • Lorsque la société offre des compensations, si cela est possible, aux victimes de nuisances non intentionnelles.

La théorie de la souveraineté des animaux sauvages nous engage donc à respecter des principes d’équité, de réciprocité et de compensation.

 

« Cela signifie que nous devrions non seulement relocaliser et/ou repenser nos voitures, nos routes, nos bâtiments et autres infrastructures de façon à réduire leur impact sur les animaux. Cela signifie également que lorsque des animaux sont blessés involontairement par des activités humaines en dépit de tout ce qui a été mis en œuvre pour minimiser les risques, nous devrions créer des centres de sauvetage pour les rééduquer et, peut-être espérer, les relâcher dans la nature. » (p. 289)

 

Assurer le respect de la souveraineté des animaux sauvages

Comment adapter un processus politique comparable à celui des êtres humains pour les animaux sauvages ?

 

Dans la mesure où, de manière générale, les animaux sauvages ne sont pas en position de se défendre physiquement face aux interférences humaines, qu’ils ne peuvent nullement se représenter eux-mêmes dans des négociations diplomatiques ou des organismes internationaux, qu’ils ne peuvent décider collectivement de déléguer la responsabilité de la protection de leurs intérêts souverains ; la manière la plus raisonnable et envisageable de faire respecter la souveraineté animale serait qu’ils soient représentés de façon indirecte par des mandataires humains favorables au principe de souveraineté animale (ce qui est similaire à la proposition de représentation des animaux domestiques).

 

Les animaux liminaires résidents

Les animaux liminaires sont les animaux sauvages qui vivent en compagnie des humains. On compte par exemple parmi eux : les écureuils, les ratons laveurs, les rats, les étourneaux, les moineaux, les pigeons, les oies, les mouettes, etc. A ceux-ci, il est possible d’ajouter les animaux qui vivent à la périphérie des villes comme les cerfs, les coyotes, les renards ou les mouffettes.

 

Les raisons qui poussent ces animaux liminaires à vivre parmi les humains peuvent s’expliquer par deux raisons principales :

  • L’être humain a empiété sur son habitat traditionnel ou l’a encerclé
  • Les lieux habités par des humains offrent davantage de nourriture ou d’abris, il est plus facile de s’y protéger des prédateurs que dans la nature

 

Cependant, les êtres humains ont tendance à opposer nature et civilisation, ce qui engendre aujourd’hui plusieurs problèmes à propos des animaux liminaires :

  • Ils sont absents de la vision humaine du monde. L’aménagement urbain ne prend pas, ou très peu, en compte l’impact des décisions humaines sur les animaux liminaires.
  • Cette invisibilité conduit souvent à délégitimer leur présence. « Dans la mesure où nous partons du principe que les animaux devraient vivre dans la nature sauvage, les animaux liminaires sont souvent stigmatisés parce qu’ils sont des étrangers ou des envahisseurs pénétrant sans autorisation sur le territoire humain. » (p. 298) Des plans d’éradication sont alors parfois mises en place.

La situation des animaux liminaires se révèle paradoxale puisque, d’un point de vue évolutif, ils appartiennent aux espèces animales ayant connu la plus grande réussite, car ils ont découvert de nouvelles façons de survivre et de prospérer dans un monde dominé par les êtres humains mais, d’un point de vue juridique et moral, ils sont les moins reconnus et les moins protégés.

 

En effet, nous reconnaissons parfois la maltraitance que nous pouvons exercer sur les animaux domestiques et sauvages mais aucunement celle que nous faisons subir aux animaux liminaires, car leur présence est perçue par de nombreuses personnes comme un affront à la conception de l’espèce humaine. Par conséquent, peu de voix s’élèvent pour protester contre les massacres dont ils sont régulièrement victimes, et peu de lois les protègent.

 

Afin de changer cette dynamique et reconnaître les animaux liminaires, et puisqu’ils habitent déjà dans nos villes, pourquoi ne pas leur accorder le statut de citoyen comme aux animaux domestiques ?

 

Impossible affirment les auteurs car, contrairement aux animaux domestiques, les animaux liminaires ne sont pas préparés à la vie citoyenne, justement par le processus de domestication : « La domestication présuppose et contribue au développement de relations fondées sur la coopération, la communication et la confiance entre les humains et les animaux, qui sont des conditions sine qua non de la citoyenneté. […] Les êtres humains et les animaux domestiques ne peuvent établir des relations de concitoyenneté qu’à condition d’avoir été socialisés à cette fin, or la confiance et la coopération sont des éléments indispensables de ce processus de socialisation. » (p.302)

 

Les animaux liminaires ne sont pas domestiqués, ils ne font pas confiance aux humains et évitent tout contact avec eux. Il pourrait être envisagé de les domestiquer mais cela nécessiterait de les enfermer, de briser leurs familles, de contrôler leur reproduction, de leur imposer des changements de vie drastique ; en bref, un viol de leurs libertés fondamentales, comme nous avons violé celles des animaux sauvages au cours du processus de domestication.

 

« Nous devons donc admettre que les animaux liminaires ne sont ni souverains de leurs propres territoire ni concitoyens de notre territoire. » (p. 303)

 

Il est vrai que, d’un point de vue évolutif, les animaux liminaires se distinguent par leur capacité à survivre, et dans bien des cas à prospérer en tirant parti des opportunités offertes par les lieux d’habitation humaine en matière d’abris, de nourriture et de sécurité (s’ils choisissent de vivre parmi nous, c’est peut-être aussi tout simplement parce que nous avons colonisé les meilleurs endroits en termes de climat et de sources d’eau).

 

Il n’en demeure pas moins vrai que pour les animaux liminaires, comme pour les animaux sauvages, la disparition de l’être humain serait accueillie avec joie. Il est indéniable que l’activité humaine pèse lourdement sur leur mode de vie, ne serait-ce qu’à travers le changement climatique, la destruction de l’habitat, l’abattage délibéré, la pollution, les pesticides, ou les morts causées par les routes.

 

En revanche, cette disparition serait plus compliquée à surmonter pour les animaux domestiques. Sans les humains, la plupart d’entre eux succomberaient rapidement à la famine, au froid, à la prédation ou à la maladie.

 

A la différence des animaux domestiques, les animaux liminaires ne dépendent d’aucun être humain. Leur dépendance est impersonnelle, elle est liée aux lieux d’implantation humaine dans leur ensemble.

 

Aujourd’hui, la tendance à cataloguer les humains et les animaux conduit à une logique binaire : citoyen et étranger. Les auteurs pensent que la meilleure manière de qualifier les relations humains/animaux liminaires pourrait se placer entre les deux avec la notion de résidents.

 

Ainsi, l’équité de cette relation dépend en grande partie de la manière dont nous définissons les droits et les responsabilités envers eux.

 

Pour développer cette notion de « résidentialité » des animaux liminaires, les auteurs s’inspirent de situations humaines impliquant des individus dotés d’un statut de résident (des individus vivant dans une société, souhaitant y rester, sans pour autant y devenir des citoyens à part entière).

 

Leur lien avec les humains varie selon le cas des animaux liminaires qui peuvent ainsi être distingués en plusieurs types :

  •  Les opportunistes : des animaux extrêmement adaptatifs et mobiles attirés par les opportunités de la vie urbaine
  • Les animaux spécialisés dans une niche écologique, beaucoup moins flexibles dans la mesure où ils dépendent de formes spécifiques d’activités humaines
  • Les espèces exotiques échappées ou introduites
  • Des animaux féraux : des animaux domestiques retournés à l’état sauvage, ainsi que leurs descendants

 

Ces différents groupes doivent être considérés comme des résidents qui ne seraient perçus ni comme des étrangers ni comme des sujets pour des programmes d’expulsions, voire d’extermination.

 

Les opportunistes

Les animaux de ce type témoignent d’une flexibilité qui leur permet de prospérer dans des régions développées, sans pour autant perdre leur capacité, en tant qu’espèce, à survivre dans un contexte sauvage.

 

« La plupart des espèces animales, à condition d’en avoir le temps, peuvent s’adapter à des contextes écologiques nouveaux. Mais certaines espèces sont plus douées que d’autres à cet égard. Les espèces opportunistes sont des espèces capables de s’adapter rapidement à un large éventail de contextes, et tout particulièrement aux environnements humains. » (p. 310)

 

Selon les auteurs, ce type d’animaux liminaires comprend les écureuils gris, les ratons laveurs, les canards colverts, les mouettes, les corbeaux, les chauves-souris, les cerfs, les renards, les faucons, etc.

 

Les auteurs supposent que sans obligations de vivre parmi les humains, les opportunistes sont parmi eux par choix.

 

Certains disent alors que si c’est un choix alors nous n’avons aucune obligation relationnelle envers eux.

 

A cela, les auteurs répliquent que ce choix n’a rien d’absolu dans la mesure où, en tant qu’individus, ces animaux n’ont pas toujours la possibilité de faire des allers et retours entre des contextes sauvages et des contextes liminaires, et certains sont piégés avec les humains : « A un niveau individuel, il est souvent judicieux de considérer les opportunistes comme des membres permanents de nos communautés n’ayant pas la possibilité de retourner à l’état sauvage. » (p. 311)

 

De nombreux animaux liminaires opportunistes, pour ne pas dire la majorité, sont ici chez eux : « ils sont les descendants des premiers opportunistes qui ont migré vers la ville, et ils n’ont plus la possibilité de retourner vivre dans la nature et leur démographie. Ils n’ont nulle part où aller : nos espaces sont donc également les leurs. » (p. 312)

 

Les espèces spécialisées

Il s’agit des espèces animales attachées à une niche, c’est-à-dire à une ou plusieurs activités humaines spécifiques.

 

Par exemple :

  • La haie britannique qui offre un habitat à une incroyable diversité d’animaux qui se nourrissent des récoltes agricoles, des mauvaises herbes, des insectes, des petits rongeurs, etc. Ainsi, le muscardin est devenu particulièrement dépendant de ces haies et la disparition de cet environnement entrainerait la leur.
  • Quelques champs des Hebrides aux Royaumes-Unis forment le lieu de vie des oiseaux nommés le Râle des Genêts

« Les espèces spécialisées sont vulnérables face aux changements de leurs environnements anthropisés, particulièrement s’ils sont rapides. » (p. 314)

 

Les espèces exotiques introduites

Ces introductions peuvent être délibérées, comme dans le cas d’un chasseur qui souhaite voir se répandre sa proie favorite ou la volonté de réguler la présence d’une espèce invasive par un prédateur.

Cela représente aux yeux des auteurs, et à la suite de ce qui a été en amont, un viol des droits de base des animaux. Les crapauds buffles en Australie par exemple.

 

Il est à noter que ces introductions sont parfois involontaires et résulter du fruit de négligences humaines.

 

« Lorsqu’une introduction a lieu, une campagne d’extermination n’est pas une réponse acceptable. Nous devons trouver d’autres façons de répondre aux défis que ces espèces exotiques posent tant aux humains qu’aux espèces autochtones. » (p. 317)

 

Cette solution passerait par un le statut de résident.

 

Les animaux féraux

« Féral » = animal domestique qui ne vit plus sous le contrôle humain tels que les chats et les chiens abandonnés, mais aussi les cochons, les bœufs, les chèvres, les buffles et les chameaux.

 

Ces animaux relâchés de toutes relation humaine deviennent des liminaires opportunistes s’ils s’adaptent au milieu urbain humain, comme ce fut le cas pour les pigeons. Les chats et les chiens, selon les individus, peuvent également se débrouiller sans assistance humaine.

 

Les auteurs donnent en exemple le sanctuaire des chats de Rome où les félins vivent entre eux. Un programme médical est en place et des visites de citoyens humains sont possibles.

 

Les poules férales de Key West en Floride sont un autre exemple. Elles descendent de poules échappées ou abandonnées par les habitants du Key West. On leur attribue le mérite de limiter la population de scorpions, ainsi que celles de bestioles indésirables, et elles confèrent à la vie à Key West un pittoresque unique.

 

De manière générale, les animaux féraux sont perçus comme des étrangers nuisibles dont il faut se débarrasser. Pourtant, « En tant qu’anciens animaux domestiques (ou descendants de ces derniers), les animaux féraux nous offrent une opportunité unique de mieux comprendre les animaux domestiques, et ils nous permettent d’imaginer ce que pourrait être dans le futur une relation entre les humains et les animaux domestiques davantage propice à l’indépendance et à l’expression de l’agentivité de ces derniers. » (p. 320)

 

Au terme de cette distinction des animaux liminaires, les auteurs s’apprêtent à poursuivre leur étude sur la résidentialité, mais ils constatent que les études manquent sur le sujet. Ils s’inspirent donc des cas humains par la suite.

 

Qu’il s’agisse des humains comme des animaux, nous avons tendance à les placer dans des catégories. Pourtant, celles-ci n’ont rien d’absolue mais elles semblent conforter l’idée que les Etats modernes aiment que les citoyens soient clairement identifiés : une place pour chacun, et chacun à sa place.

 

Pourtant, il a toujours existé, et il existera toujours des individus qui, tout en résidant sur un territoire et souhaitant continuer à y vivre, se sentent inadaptés ou indifférents à l’exercice de la citoyenneté.

Ce type de personnes constitue ce que les auteurs nomment des résidents dont ils distinguent deux formes dans les Etats modernes :

  • La résidentialité non participative
  • La résidentialité migratoire

Résidentialité non participative

Les individus veulent vivre parmi nous, mais ils ne souhaitent pas être nos citoyens.

 

Par exemple, les Amish aux Etats-Unis ou les Tziganes en Europe, ou encore, certains, parfois plus radicaux qui agissent par le refus de voter, participent à une économie clandestine, ou en devenant un ermite ou en vivant dans la rue.

 

Qu’il s’agisse de raisons idéologiques, religieuses ou culturelles, ces individus, ou groupes d’individus, ne peuvent ou ne veulent pas participer au projet social de la citoyenneté propre à l’Etat moderne. Ils préfèrent par conséquent renoncer à la citoyenneté et négocier des formes alternatives de résidentialité.

 

Ce genre d’ajustement d’affiliation aux règles de l’Etat moderne ne semble pas injuste ou insensés pour les auteurs

 

Néanmoins, ils émettent des réserves quant aux conditions d’acceptation des diverses revendications de résidentialité, car toutes ne sauraient être légitimes. Accepter le désengagement citoyen nécessite d’excellentes raisons…

 

Il est important que le désengagement découle de leurs convictions profondes.

 

Les auteurs disent également que ces groupes ne peuvent être entièrement autonome dans la mesure où les Etats doivent accepter leur présence. Certains Etats modernes sont trop strictes pour tolérer des groupes plus ou moins en marge de leur modèle de citoyenneté.

 

De nombreuses questions restent donc en suspend, comprenant notamment la manière de ne pas créer de charges inéquitables, de violations de droits individuels ou encore d’engendrer des formes d’intolérance. Tels sont les défis soulevés par cette forme de résidentialité.

 

La résidentialité migratoire

Il s’agit de la résidentialité issue des migrations internationales.

 

« Dans ce cas, sans nécessairement être opposés à la citoyenneté moderne en tant que telle pour des raisons d’ordre culturel ou religieux, les migrants ne souhaitent pas devenir citoyens leur pays de résidence. Peut-être continuent-ils à considérer qu’ils participent avant tout aux projets citoyens de leurs pays d’origine, mêmes lorsqu’ils vivent à l’étranger pendant de longues périodes. Par conséquent, ils veulent obtenir un statut de résidents mais non de citoyens. Dans ces cas, nous pouvons parler de résidentialité migratoire. » (p. 331)

 

Les migrants dont il est ici question ne sont pas des visiteurs (touristes, voyageurs d’affaires, étudiants, etc.) ni des immigrants traditionnels recrutés en contrepartie de l’obtention d’un statut de citoyen ; il s’agit en réalité des personnes intermédiaires à ces deux groupes : ceux qui séjournent à long terme dans un pays sans en être citoyens. En claire, les auteurs parlent des immigrés illégaux et des migrants autorisés à séjourner de façon saisonnière ou semi-permanente sur le territoire d’un Etat pour accomplir certains travaux.

 

Les immigrants légaux

Aux Emirats arabes unis, Koweït et Arabie Saoudite, ces travailleurs constituent l’ossature de l’économie. En Europe et en Amérique du nord, ces travailleurs migrants occupent généralement de plus petites niches dans le marché du travail, en acceptant souvent des emplois jugés indésirables par les citoyens (cueillir des fruits et des légumes, travailler dans des abattoirs, faire le ménage, etc.).

 

Refuser des droits à ces personnes est injuste et dangereux dans la mesure où certaines ont fondé un foyer et se révèlent extrêmement vulnérables face aux risques d’exploitation. Des individus désespérés issus de pays pauvres sont souvent disposés à accepter des conditions de vie et de travail très dures.

 

Il se peut aussi que certains travailleurs saisonniers conservent un projet de vie dans leur pays d’origine. Leur trajectoire sur le territoire étranger est une étape est une étape transitoire pour aider la famille, amasser un peu d’argent en vue d’ouvrir un commerce ou autre. Pour eux, la migration sert un dessein dans leur pays d’origine, et c’est pourquoi la vie citoyenne du pays  transitoire ne les intéresse pas ou peu.

 

« Toute tentative pour contraindre les migrants à s’intégrer à la citoyenneté « représenterait, rapportent Ottonelli et Torresi, un coût qui devrait être en partie assumé par les immigrés eux-mêmes, qui seraient ainsi injustement obligés de dépenser des sommes d’argent qu’ils avaient originellement destinées à leurs projets de vie ». » (p. 333)

 

Pour que le statut de résident soit juste, il est nécessaire que les droits et les responsabilités de la citoyenneté soient réduits de façon équilibrée et proportionnelle, et que cette réduction ne soit pas imposée de façon unilatérale mais, au contraire, instaurée dans le but de répondre aux intérêts légitimes des deux parties. Cela pourrait par exemple prendre la forme suivant :

  •  Les droits sociaux seraient ceux du pays d’accueil
  • Les droits citoyens correspondent à ceux du pays d’origine

Les immigrants illégaux

Dans la mesure où le projet migratoire des immigrants clandestins est temporaire, les auteurs pensent qu’ils doivent bénéficier, sous certaines conditions, d’un statut de résidents, voire de citoyen pour certain cas. Tout d’abord, des mesures dissuasives peuvent être mises en place pour inciter à ne pas entrer illégalement sur un territoire.

 

« Dans certains cas, ils [les immigrés clandestins] sont à tel point intégrés que leur pays de résidence est devenu leur véritable et unique foyer. Ils y ont peut-être fondé une famille, et peut-être se sentiraient-ils même étrangers à leurs pays d’origine s’ils y retournaient. Dans ces conditions, les amnisties [prolongement de séjour légal suite à une présence illégale de longue durée sur le territoire] devraient conduire à attribuer à ces migrants un statut de citoyens à part entière. Dans d’autres cas, en revanche, les immigrés clandestins ont maintenu des relations étroites avec leur pays d’origine, et s’ils ont migré, c’est avant tout pour atteindre des buts liés à leur terre natale. Dans ces situations, ce peut être une solution juste de leur attribuer un statut de résidents, comme nous le faisons pour les travailleurs ayant migré dans le cadre de la loi. » (p. 336)

 

« Dans la réalité, les politiques migratoires de nombreux pays sont souvent hypocrites. Ils ferment les yeux sur l’immigration clandestine parce que l’immigration légale est pour ainsi dire difficile à vendre, mais les travailleurs jouent un rôle crucial dans l’économie. En autorisant les migrants à entrer tout en leur refusant un statut légal, les Etats échappent à la responsabilité de leur accorder les droits et les bénéfices de la résidentialité, et l’industrie tire profit des pressions à la baisse sur les salaires. » (p. 337)

 

Pour conclure cette sous-partie, les auteurs déclarent que le statut de citoyen est celui qui protège le plus solidement l’égalité morale des individus. Ainsi, pour que le statut de résident ne soit pas instrumentalisé, il doit répondre à 3 grands principes :

  • Sécurité de résidence : Dans le cadre d’une résidentialité migratoire, quelle que soit la façon dont les individus se sont installés dans une communauté (légalement ou illégalement), leur droit de séjour et d’intégration dans la communauté politique s’accroît avec le temps, à mesure que leurs possibilités de retourner vivre dans un autre pays diminuent. Les migrants permanents ne peuvent pas être expulsés et dans certains cas, il est juste de leur accorder un statut de citoyens.
  • Réciprocité des relations de résidentialité : Il n’est pas possible de limiter l’accès aux droits de citoyenneté des résidents qu’à deux conditions : a) lorsque ce sont des résidents temporaires qui bénéficient d’un statut de citoyens à part entière dans un autre Etat ; b) lorsque le statut de résident résulte d’un ajustement mutuellement bénéfique des intérêts et des capacités des deux parties, et lorsqu’il reflète leur désir mutuel de s’engager dans des affiliations et des coopérations moins contraignantes. En d’autres termes, il doit y avoir une réduction proportionnelle des bénéfices et des charges de la citoyenneté. Qui plus est, cette réduction doit découler d’une prise en compte équitable des intérêts des deux parties, et non d’une relation hiérarchique d’exploitation
  • Mesure et prévention de la stigmatisation : les Etats ont la responsabilité de garantir aux résidents que la spécificité de leur statut ne soit pas une source de vulnérabilité. Il est indispensable de prendre des mesures de prévention pour que les résidents ne soient pas stigmatisés ou considérés comme les membres d’une classe inférieure. Si le statut de résident implique une relation singulière à la communauté politique, il n’en est pas pour autant inférieur ou sans valeur ; les résidents doivent être respectés en raison de leur morale intrinsèque et de leurs contributions à la société dans laquelle ils habitent. Pour que ces mesures préventives soient efficaces, elles doivent pouvoir s’appuyer sur une législation antidiscriminatoire rigoureuse. Qui plus est, les résidents doivent être protégés par la loi au même titre que les citoyens, et l’hypocrisie et la mauvaise foi doivent être proscrites des débats publics autour du rôle des résidents dans la communauté.

 

La résidentialité animale

L’analogie entre résidentialité humaine et animale est sensée dans la mesure où les deux sont confrontés à des dynamiques d’exclusion et d’occultations similaires.

Ainsi, la résidentialité pour les animaux reprend les principes fondamentaux de celle des humains :

  • Sécurité de résidence : Dans le cas des être humains comme dans celui des animaux, l’une des principales caractéristiques du statut de résident est bien sûr le droit de résidence, c’est-à-dire le droit de ne pas être traité comme un étranger. Même si des mesures dissuasives peuvent légitimement être prises pour empêcher les animaux liminaires opportunistes et exotiques d’entrer sur notre territoire et de s’y reproduire, ils acquièrent avec le temps un droit de séjour. Quelle que soit la façon dont les individus s’installent dans la communauté (légalement ou illégalement, qu’ils y aient été ou non invités), leur droit de séjour s’accroît avec le temps, et à mesure que leurs possibilités de retourner vivre dans la nature s’amenuisent.
  • Réciprocité et équité. Dans le cas des êtres humains comme dans celui des animaux, le statut de résident implique une réduction proportionnelle des droits et des responsabilités, afin de permettre aux différents groupes concernés de s’engager dans des relations moins contraignantes que celles de la citoyenneté. Il convient néanmoins de remarquer que dans le cas des animaux, la résidentialité sera en règle générale encore moins contraignante que dans le cas des êtres humains (elle impliquera moins d’interactions et d’obligations mutuelles). Si toute forme de résidentialité implique un renoncement à certains aspects de la citoyenneté, il va sans dire que le degré de renoncement est beaucoup plus élevé dans le cas des animaux liminaires que dans celui des humains.
  • Prévention de la stigmatisation. En théorie, le statut de résident ne devrait pas être une marque d’infériorité ou de déviance. Mais dans la pratique, les résidents sont moins à même que les citoyens à part entière de se défendre face à ce type de stigmatisation, qui mènent souvent à l’hostilité et à la xénophobie. C’est une menace qui affecte les migrants résidents, les résidents non participatifs et les animaux liminaires résidents, qui, au cours de l’histoire, ont souvent été traités comme des parias.

Pour éviter une telle situation, différentes mesures peuvent être prises. Tout d’abord, il est important que les protections juridiques dont jouissent les résidents ne restent pas lettre morte, et qu’elles soient réellement appliquées. Ainsi, lorsque nous concevons des routes et des bâtiments, les régulations destinées à réduire les nuisances envers les animaux liminaires devraient être rigoureusement respectées, tout comme les lois concernant les morts provoquées par des négligences (accidents de la route, accidents impliquant des machines de construction ou des machines de construction ou des machines agricoles, etc.).

 

Des différences fondamentales seront acceptées entre les humains et les animaux, comme la prédation. Interdite chez les humains, elle sera autorisée pour les animaux car certains d’entre eux sont des prédateurs et d’autres des proies.

 

Cela s’explique par le fait que la vie des animaux liminaires implique des niveaux de risque qu’il serait inconcevable d’accepter pour les humains.

 

De plus : « Grâce à cet arrangement réciproque réduisant les bénéfices mais aussi les devoirs des deux partis, nous pouvons épargner les animaux liminaires les limitations drastiques de leur liberté. Cet arrangement réduit également les responsabilités de la communauté et les protections dues aux citoyens. » (p. 342)

 

Cette position est défendue par les auteurs en partant du principe que les animaux liminaires :

  • Ont tendance à éviter les humains
  • Préfèrent les risques de prédation à l’enfermement et à d’autres graves atteintes à leur liberté
  • Ont toutes les aptitudes requises pour faire face aux risques de leur environnement (des aptitudes qu’ils ne peuvent développer qu’à condition d’être libre).

Il peut arriver qu’un animal liminaire recherche la compagnie humaine, ou que suite à un accident, il soit recueilli et soigné par des humains et ne puisse ou ne veuille retourner à la vie sauvage. Il peut alors s’avérer bénéfique d’accorder à ce type d’animal le statut de citoyen.

 

Il faudra néanmoins contrôler que les liens humains/animaux liminaires ne s’établissent pas volontairement car cela engendre généralement des conflits. En effet, nourrir les animaux mène à l’accroissement de leur population qui peut alors les faire passer pour nuisibles.

 

« Les animaux liminaires résident parmi nous, et leur présence doit donc être acceptée comme une présence légitime. En revanche, nous n’avons pas le droit de les socialiser dans le but d’en faire des citoyens, et ils n’ont en retour pas le droit d’obtenir l’ensemble des bénéfices afférents au statut de citoyen. » (p. 343)

 

Néanmoins, la résidentialité n’implique pas un « laisser faire » de notre part envers les animaux liminaires. Il faut penser à la conception de nos villes, règlementer nos activités en tenant compte de leurs intérêts et leurs droits.

 

Les animaux (liminaires) sont comparables à des enfants ou à des personnes dotées de capacités intellectuelles limitées, qui ont parfois besoin d’être surveillées et contrôlées pour leur sécurité comme pour la nôtre.

 

A la manière de pigeonniers qui permettent de réguler la population des pigeons et des coyotes en bordure des villes qui intimident les chats à aller en forêt pour y chasser et décimer des populations d’oiseaux, les auteurs montrent que les stratégies de contrôle de la population et de la mobilité des animaux liminaires (barrières, mesures dissuasives, réduction de la nourriture disponible, corridors d’habitats, etc.) sont plus efficaces que les tentatives d’éradication et de relocalisation traditionnellement mises en œuvre.

 

En somme, le statut de résident est complexe, difficilement définissable. Il donne lieu à des incompréhensions, des divergences d’opinion et, sans doute, des relations de subordination ou tout simplement de négligence. Mais il  permet de garantir un minimum d’équité morale, d’autonomie, d’épanouissement individuel et communautaire.

Conclusion

Toutes ces théories peuvent-elles avoir une véritable influence sur les campagnes et les débats qui ont lieu dans le monde ?

 

Face au constat que nos sociétés se sont construites sur l’exploitation des animaux, il est à craindre que les arguments moraux qui forment les théories mentionnées dans cette étude n’auront que très peu d’impact à court terme.

 

Néanmoins, si ce n’est pas les arguments moraux, il est à croire que la nature elle-même brise en partie la relation que nous entretenons actuellement avec les animaux. En effet, une étude de l’ONU montre qu’en 2025, il n’y aura plus assez d’eau et de terre pour soutenir le régime alimentaire carné de 8 milliards d’êtres humains (la production ne pourra plus être ni suffisante ni supportable écologiquement). Par conséquent, la viande (et les produits industriels qui découlent des animaux) soit disparaîtra de nos assiettes soit deviendra un produit de luxe. De ce fait, l’exploitation animale s’effondrera d’elle-même.

 

De plus, exprimer les arguments moraux contenus dans cet ouvrage permet de contribuer au changement progressif de la sensibilité morale générale grâce à l’établissement des relations empathiques, d’arguments scientifiques, ainsi que de la curiosité des individus.

 

Bien que, actuellement, la colonisation et l’exploitation des animaux ne cessent de prendre de l’ampleur à travers le monde, nombre d’humains ont déjà expérimentés de nouvelles façons d’entrer en relation avec les animaux parmi lesquels bon nombre ont été évoquées comme :

  • Des pigeonniers placés dans des endroits spécifiques
  • La ville de Leeds qui envisage de lancer un projet de construction de tour d’habitation vertes tenant compte des oiseaux, des chauves-souris et d’autres animaux qui vivent au cœur de la ville
  • Un refuge pour faune sauvage en détresse dans l’Ontario
  • Un sanctuaire qui sauve des poules en Californie
  • La description de plus en plus nombreuse de personnes considérant leur chien ou chat de compagnie comme un membre de la famille
  • La propagation d’écologistes qui mettent à profit leur connaissance croissante des modèles de migration animale pour repenser le développement humain

Ces exemples illustrent la volonté des humains d’établir de nouvelles relations, plus éthiques, avec les animaux.

 

Pierre Slama